Les voyages interdits
sarcastiques que
m’adressait Phalène, noyé que j’étais dans le souvenir soudain bien présent de
ma niaise demande, un soir : « Ta sœur est-elle beaucoup plus jeune
que toi ? », accablé aussi par l’écrasante fatuité de mon délire
concernant la divine beauté de la princesse Lumière du Soleil, et l’esprit
traversé en un éclair par la mise en garde du diseur de bonne aventure :
« Méfie-toi de la beauté, elle est assoiffée de sang... »
Bon. L’un dans l’autre, cette dernière rencontre avec
la beauté n’avait fort heureusement débouché sur aucune effusion de sang, et,
comme on le dit, le ridicule n’a jamais tué personne. Mais si elle n’eut pas de
conséquence plus malheureuse, cette expérience eut pour effet de rendre mon
sang plus vif, plus rouge et plus vigoureux qu’il l’avait jamais été, puisqu’il
suffisait que me revînt en mémoire le souvenir des nuits passées dans le
quartier des femmes pour que mon teint s’empourprât et devînt rubicond comme
les joues d’une première communiante.
26
Juché sur son cheval, le wazir escorta notre
caravane de chameaux durant la première demi-journée de notre trajet, nous
offrant ainsi l’isteqbal, service
que les Persans réservent traditionnellement à leurs hôtes sur le départ. Au
cours de cette marche matinale, Jamshid s’inquiéta avec sollicitude de savoir
ce qui me valait ces yeux vitreux et cette mâchoire distendue. De leur côté,
mon père, mon oncle et l’esclave Narine s’enquirent eux aussi à plusieurs
reprises de ma santé, craignant que le roulis de mon chameau ne m’eût
indisposé. Je leur fis à tous des réponses évasives. La vérité, c’est que je ne
parvenais pas à admettre l’ahurissante évidence que j’avais passé trois
semaines à m’accoupler dans la félicité la plus totale avec une sorcière tombée
en extase devant mes charmes, mais âgée de quelque soixante ans de plus que
moi.
Finalement, c’est peut-être ma jeunesse qui justement
me permit de passer outre. Au bout d’un moment, je finis par me persuader
qu’aucun tort grave ne m’avait été causé – hormis celui infligé à mon
amour-propre, cela va de soi –, et qu’aucune des deux princesses n’irait
ébruiter l’incident, faisant de moi l’objet de la risée universelle. Lorsque
Jamshid nous eut salués d’un ultime salââm aleikum et eut tourné bride
vers Bagdad, je m’étais ressaisi et fus à nouveau capable d’accorder un minimum
d’attention à la contrée que nous traversions. Nous nous trouvions alors, et
pour un certain temps encore, dans une terre où de plaisantes vallées
verdoyantes serpentaient entre de fraîches collines bleutées. C’était une
aubaine, car cela nous permit de nous habituer à nos montures avant d’atteindre
la rude étape du désert.
Je dirai tout simplement qu’une fois accoutumé à
l’inhabituelle hauteur à laquelle se trouve le cavalier, il n’est guère plus
compliqué de conduire un chameau que de monter à cheval. Cet animal à la
démarche maniérée possède le même ricanement hautain et dédaigneux que certains
humains parvenus. Un cavalier, même novice, s’habitue facilement à maîtriser
cette monture, surtout s’il décide, comme le font souvent les femmes, de
chevaucher en amazone, les deux jambes du même côté, retenues par les fourches
de la selle. Le chameau n’est pas harnaché à l’aide d’une bride, mais au moyen
d’une corde reliée à une traverse de bois fixée à demeure à son museau. Lorsque
le chameau blatère, il vous arbore un air d’intelligence hautaine qui n’est que
fallacieuse illusion. Il ne faut en effet jamais oublier que cet animal est
l’un des plus stupides de la Création. Un cheval futé saura jouer des tours,
vexer son cavalier ou le déséquilibrer sur sa selle. Le chameau, lui, en est
bien incapable. Mais ce qui est pire, c’est que, contrairement au cheval qui
sait veiller à la route qu’il emprunte et éviter un obstacle en faisant un pas
de côté, le chameau, s’il n’est pas scrupuleusement guidé en conséquence, peut
heurter un rocher ou trébucher dans un trou, même s’il est aussi visible que le
nez au milieu de la figure.
Comme c’était le cas depuis Acre, nous traversions des
contrées aussi inconnues à mon père et à mon oncle qu’à moi-même, puisque tous
deux, lors des trajets aller et retour de leur précédente traversée de l’Asie,
avaient emprunté une route
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