Les voyages interdits
à faire remarquer
au tenancier, l’air narquois :
— Tu t’étais trompé, vieux Shimon. Une fois de
plus, je te prends en faute. Cette fille est une Romm.
— Oui, Romm... Domm... Ces misérables se donnent
tous les noms qui leur passent par la tête, dit-il d’un ton totalement détaché.
Mais il continua, soudain plus amical et communicatif qu’il l’avait été lors de
mon arrivée : Ils étaient à l’origine membres de la caste des Dhoma, l’une
des plus basses classes du système des castes, ou jati, qui prévaut en
Inde. Les Dhoma font partie des Intouchables, ceux que l’on abhorre, que l’on
déteste. Aussi tentent-ils continuellement de fuir leur pays pour trouver,
ailleurs, une situation meilleure. Dieu seul sait comment ils y parviennent,
car leurs seuls savoir-faire sont la danse, la prostitution, la débrouille, les
magouilles en tout genre et le vol. À quoi j’ajouterai, pour faire bonne
mesure, la dissimulation. Lorsqu’ils se dénomment Romm, c’est pour revendiquer
une descendance des Césars romains de l’Occident. Lorsqu’ils s’intitulent
Atzigàn, c’est pour s’approprier une filiation avec Alexandre le Grand. Et
s’ils s’affichent comme Gypsies, c’est pour affirmer une parenté avec les
anciens pharaons d’Egypte... (Il rit.) Tout ce que je peux dire, moi, c’est
qu’ils descendent seulement de l’infecte caste des Dhoma. Et le seul problème,
c’est qu’ils descendent, surtout, dans tous les coins du monde.
— Et vous, les Juifs, ne vous êtes-vous pas
également dispersés largement à travers le monde ? Qui es-tu donc, pour
regarder de haut des gens qui, après tout, n’ont rien fait d’autre ?
Il me dévisagea, mais prit le temps de la réflexion et
me répondit sans paraître se formaliser de mon apparent mépris :
— C’est vrai, nous aussi, les Juifs, avons dû
nous adapter aux circonstances dans lesquelles nous plongeait notre diaspora.
Mais il est une chose que font les Domm et que nous ne ferons jamais :
chercher tels des lâches à nous faire admettre en courbant l’échiné et en
adoptant servilement la religion locale. (Il rit de nouveau.) Vous voyez ?
Tout peuple méprisé finit par en trouver un autre encore plus misérable à
mépriser à son tour.
Je fis la grimace et parachevai :
— Il s’ensuit donc, logiquement, que les Domm ont
eux aussi quelqu’un à mépriser.
— Oh que oui ! Ils méprisent tous les autres
peuples de la Création. Pour eux, vous et moi ne sommes que des ghazi : des dupes, des victimes. Des gens que l’on peut escroquer, trahir et
tromper à loisir !
— Enfin, vous n’allez tout de même pas prétendre
qu’une jolie fille comme votre Chiv serait capable de...
Il secoua la tête d’un air agacé :
— Vous êtes arrivé ici en martelant qu’il fallait
se méfier de la beauté. Aviez-vous sur vous des objets de valeur ?
— Vous ne me croyez pas assez stupide pour venir
dans une maison de passe avec des objets précieux ! Je n’avais sur moi que
quelques pièces et mon couteau de ceinture, qui est... Bon Dieu, mais où
est-il ?
Shimon sourit avec une condescendance apitoyée. Je le
laissai en coup de vent, fonçai jusqu’à la chambre de derrière et y trouvai
Chiv en train de compter gaiement une pleine poignée de pièces de monnaie.
— Ton couteau ? Je viens de le vendre. J’ai
fait vite, pas vrai ? me répondit-elle, alors que je me trouvais là,
debout devant elle, écumant de rage. Je ne pensais pas qu’il te manquerait si
vite ! Je l’ai vendu à un éleveur tadjik qui passait devant la porte de
derrière, alors il est parti, là. Mais ne sois pas fâché contre moi. J’en
volerai un meilleur à quelqu’un d’autre et je te l’offrirai. Et si je te
promets de le faire, c’est... en guise de remerciement pour ta beauté, ta
générosité et le niveau exceptionnel de tes prouesses à la surata.
Me trouvant aussi chaudement félicité, je vis fondre
ma colère comme neige au soleil et lui promis que je reviendrais la voir
bientôt. Néanmoins, en sortant, je passai piteusement à côté de Shimon et de sa
roue, la tête basse, tout comme je l’avais déjà fait une fois précédente dans
des circonstances assez comparables.
37
Si je le lui avais demandé, je suis presque sûr que
Narine aurait pu nous trouver un poisson dans le désert. Lorsque mon père le
pria de dénicher un médecin pour donner un avis sur l’apparente amélioration de
la
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