Les voyages interdits
ordinaire. Mes
jambes étaient plutôt minces et lisses, et elles auraient même été jolies si
les veines n’avaient pas été si saillantes, visibles et torturées, tel un
maillage de sentiers de vers serpentant juste là, sous ma peau. Mes mains et
mes bras étaient également d’une finesse acceptable et, à l’œil, ils semblaient
posséder la douceur d’une peau de jeune fille. Pourtant, lorsque je les
touchais, je les trouvais noueux et presque douloureux. Lorsque je regardai mes
mains et tentai de fléchir mes doigts, je ressentis la violente sensation d’une
crampe qui me fit gémir.
Ce gémissement était suffisamment appuyé pour entraîner
une réaction chez Chiv, mais nulle part elle ne se manifesta dans la fumée
bleue qui m’entourait, même lorsque je l’appelai plusieurs fois par son nom.
Quel effet le philtre avait-il pu produire chez elle ? Je supposais, par
un effet de vases communicants, qu’étant devenu une femme moi-même, elle
s’était de son côté transformée en homme. Mais le hakim avait expliqué
qu’il arrivait à Majnoun et à Leila de se trouver tous deux du même sexe. Et
parfois, l’un ou l’autre, devenu invisible, disparaissait. Cependant, le but du
philtre étant avant tout de faciliter et d’intensifier l’échange sexuel entre
les partenaires, je le jugeai de ce point de vue plutôt décevant. D’ailleurs,
nul partenaire (qu’il soit homme, femme ou invisible) n’aurait eu envie de copuler
avec la créature grotesque que j’étais devenu. Il n’empêche : je me
demandais ce qu’il avait bien pu advenir de Chiv. Je me remis à l’appeler,
plusieurs fois... et soudain, je hurlai.
Je me mis à hurler parce qu’une nouvelle sensation
venait de me secouer le corps tout entier, une sensation plus horrible que la
simple douleur. Quelque chose avait bougé, quelque chose qui n’était pas
moi mais qui avait remué à l’intérieur de mes tripes, dans cette monstrueuse
boursouflure qu’était mon ventre. Je savais que ce n’était pas un gargouillis
de nourriture dans mon estomac, car cela provenait d’en dessous. Ce n’était pas
non plus un épanchement de gaz dans mes intestins, car j’avais déjà éprouvé
cette sensation. C’est vrai qu’elle peut être parfois assez déplaisante, voire
surprenante, même lorsqu’elle n’est ni bruyante ni fétide. Non, là, c’était une
expérience différente de tout ce que j’avais pu ressentir auparavant. Comme si
j’avais avalé une sorte de petit animal endormi, assimilé au plus profond de
mes boyaux, qui soudain se réveillait, s’étirait et bâillait. Mon Dieu, me
dis-je, et s’il lui prenait la fantaisie de vouloir sortir ?
Juste à cet instant, il bougea de nouveau, et je
poussai un nouveau cri perçant, car c’est exactement ce qu’il avait l’air de vouloir
faire. Mais il ne le fît pas. Très vite, le mouvement cessa, et j’eus honte de
m’être laissé aller à crier. L’animal semblait juste avoir un peu bougé dans sa
petite pièce douillette, tant il y était maintenu à l’étroit. Je pris soudain
conscience d’une nouvelle humidité entre mes jambes et crus que je m’étais à
nouveau souillé sous l’effet de la peur. Mais quand j’y passai la main, je
sentis quelque chose de plus affreux que l’urine. Je la ramenai à ma vue et
constatai que mes doigts étaient palmés d’une substance visqueuse qui adhérait
en longs filets étirés entre ma main et mon entrejambe, s’étendant mollement,
pendant et se cassant bientôt pour retomber dans la flasque humidité qui me
maculait. Ce n’était pas vraiment une substance liquide ; plutôt une bave
grise et gluante, telle la morve qui coule du nez mais striée de sang. Je
commençai à maudire le hakim Mimbad et son philtre païen. Non seulement
il m’avait doté du corps d’une femme repoussante, dont les parties intimes
étaient de surcroît défectueuses, mais ce corps souffrait aussi d’une maladie
qui lui causait par là des pertes nauséabondes.
Si ma nouvelle enveloppe était vraiment malade ou
blessée, pensais-je, mieux valait ne pas prendre le risque de me lever pour la
montrer à Chiv. Sans doute était-il plus raisonnable de rester allongé où je me
trouvais. Aussi me contentai-je de l’appeler une fois encore, mais sans plus de
résultat. J’essayai même d’appeler Shimon, bien que je n’eusse aucun mal à
imaginer son mépris et ses moqueries lorsqu’il me découvrirait dans cette
apparence
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