Les voyages interdits
vieille urine.
Bien que tout ne sentît pas franchement la rose à Kachgar, cette odeur putride
était loin d’être la seule à vous chatouiller les narines : il y en avait
de bien meilleures. La plus notable était celle, pas désagréable au demeurant,
de la fumée de kara, qui se mêlait à celle des innombrables bâtons
d’encens que les gens faisaient brûler chez eux, dans leurs boutiques, ainsi
que dans tous les lieux de culte. D’autres étaient plus familières : le
bon vieux fumet si appétissant des côtelettes de porc, par exemple, que l’on
faisait cuire dans les cuisines des non-musulmans. On avait droit parfois à des
parfums défiant toute description : celle de la marmite de grenouilles
mijotant ou du civet de chien, par exemple. À l’occasion, enfin, un arôme
exotique délicieux – celui du sucre brûlé – venait à son tour s’y ajouter,
lorsque je contemplais un vendeur de douceurs han en train de faire fondre sur
un brasero des morceaux de sucre éclatants de couleurs. Soudain, par son seul
souffle et d’étonnants tournoiements de mains, avec la magie d’un sorcier, il
faisait du mélange fondant une fleur aux pétales roses et aux feuilles vertes,
un cavalier brun sur son blanc destrier ou un dragon aux ailes multicolores.
Des feuilles de cha d’une variété qui dépassait
tout ce que j’avais imaginé emplissaient les paniers du marché, dont les arômes
étaient tous différents. Il y avait aussi des bouquets de fleurs dont les
formes et les couleurs m’étaient totalement inconnues. Jusqu’à notre auberge
des Cinq Félicités qui se démarquait de celles que nous avions habitées
auparavant par une senteur particulière, ce dont le tenancier me fournit
l’explication : le plâtre des murs avait été mélangé à du piment rouge.
L’aromate agissait comme répulsif à l’égard des insectes, prétendait-il. L’été
venant alors de commencer, je ne pus vérifier sa seconde affirmation, selon
laquelle le piment réchauffait les chambres en hiver.
Je ne rencontrai point d’autres marchands vénitiens
dans la ville, ni de Génois, de Pisans ou d’autres commerçants rivaux, mais
nous, les Polo, n’étions pas les seuls hommes blancs. Enfin, prétendument
blancs... Je me revois, bien des années après, interrogé par ce Han
érudit :
— Mais enfin, pourquoi dit-on que vous êtes blancs,
vous, les Européens ? Vous seriez plutôt de complexion rouge brique !
En tout cas, il y avait bien quelques autres Blancs à
Kachgar, et leur teinte rouge brique tranchait sur celle des peaux orientales.
Au cours de mon premier jour de promenade dans les rues de la ville, je vis
deux Blancs barbus profondément absorbés dans leur conversation. L’un d’eux
était oncle Matteo. Son vis-à-vis portait l’habit d’un prêtre nestorien et
avait la tête dans l’alignement du cou, typique des Arméniens. Je me demandai
de quoi mon oncle avait pu trouver à discuter avec cet ecclésiastique
hérétique, mais je me gardai bien d’intervenir et me contentai de lui faire
signe en passant.
42
Un jour, au cours de notre inaction forcée, je sortis
des murs de la ville pour rendre visite au camp des Mongols – qu’ils appelaient
leur bok – afin d’utiliser le peu de leur langage que je maîtrisais
déjà, et dans le but d’en apprendre un peu plus.
Les premiers mots nouveaux que j’assimilai
furent : « Hui ! Nohai-gan hori ! » Je les
retins très vite, car ils signifiaient : « Holà ! Retenez vos
chiens ! » De fait, des meutes de mastiffs aussi impressionnants
qu’agressifs rôdaient en liberté à travers le campement, et, à l’entrée de
chaque yourte, deux ou trois d’entre eux se trouvaient enchaînés. J’appris
également que j’avais été bien inspiré de me munir de ma cravache, comme le
font toujours les Mongols, afin d’éloigner ces sales cabots. Je compris aussi
très tôt qu’il convenait de déposer la cravache dehors avant d’entrer dans une
yourte, car pénétrer avec eût été de la plus haute impolitesse, ses habitants
pouvant en inférer qu’ils ne valaient pas mieux que des chiens aux yeux de leur
hôte et s’en offusquer gravement.
Ce n’était pas la seule bonne manière à respecter. Avant
de s’approcher d’une yourte, un étranger doit d’abord passer entre deux feux de
camp situés à proximité, afin de se purifier par cet acte. Au surplus, il ne
faut jamais poser le pied sur le seuil même de la porte
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