Les voyages interdits
vers Ilaria, qui semblait me
considérer d’un air d’évaluation affligée. Elle glissa une fine main dans sa
robe et en sortit son masque, qu’elle porta devant ses yeux comme pour en
dissimuler l’expression.
— Votre nom est... Marco, n’est-ce pas ?
(J’inclinai la tête et marmonnai une confirmation.) Vous dites que vous m’avez
suivie. Vous savez donc où j’habite ? (J’admis également que oui, à voix
basse.) Revenez me voir demain, Marco. Porte des domestiques. À l’heure des
secondes vêpres. Ne me décevez pas, surtout.
7
Je ne la déçus pas, en matière de ponctualité, du
moins. L’après-midi suivant, je me présentai, comme elle l’avait demandé, à la
porte des domestiques, qui me fut ouverte par une vieille harpie. Ses petits
yeux plissés semblaient connaître parfaitement les turpitudes de Venise, et
elle ne consentit à me laisser entrer dans la maison qu’avec dégoût, comme si
j’en représentais l’un des pires exemples. Elle me conduisit à l’étage, le long
d’un couloir, pointa une porte de son doigt blanchi et me planta là. Je frappai
le panneau, Dona Ilaria vint m’ouvrir. Je pénétrai à l’intérieur de la pièce,
elle ferma le loquet derrière moi.
Elle m’invita à m’asseoir, puis se mit à arpenter la
chambre de long en large devant ma chaise, tout en m’enveloppant d’un regard
spéculatif. Elle portait une robe moulante, couverte d’écailles dorées qui
luisaient comme celles d’un serpent. Sa démarche était sinueuse. Elle aurait pu
paraître reptilienne, et donc dangereuse, mais ses mains qu’elle tordait tout
en se mouvant trahissaient une certaine gêne quant à l’objet de cette rencontre
et à notre présence dans cette pièce, tous les deux.
— J’ai beaucoup pensé à vous depuis la nuit dernière,
dit-elle.
Je fus pris d’un élan du cœur pour lui répondre, mais
fus incapable d’émettre le moindre son audible. Elle poursuivit donc :
— Vous dites que vous avez ch-choisi de me
servir, et il existe en effet un service que vous pourriez me rendre. Vous
dites que vous le feriez par amour, et je dois vous confesser que cela excite
ma... curiosité. Mais je pense que vous êtes informé que je suis mariée.
J’émis un soupir douloureux qui le lui confirma.
— Mon époux est beaucoup plus vieux que moi, et
l’âge l’a rendu amer. Il est jaloux de ma jeunesse et envieux de tout ce qui
peut la caractériser. Il est aussi doté d’un tempérament assez violent. Je ne
peux évidemment pas prendre à mon service un... jeune homme, et encore moins,
bien sûr, lui permettre de m’aimer. Vous comprenez ? Je pourrais le
vouloir, et même y aspirer, mais je ne le puis, étant une femme mariée.
Je réfléchis un instant à ses propos, puis m’éclaircis
la gorge et fis remarquer ce qui me semblait une évidence :
— Un vieux mari finira par mourir, et vous serez
toujours jeune.
— Voilà, vous avez parfaitement compris !
approuva-t-elle, cessant de se tordre les mains et applaudissant ma sortie.
Vous avez l’esprit fort vif, pour un... si jeune homme.
Elle tourna sa tête vers moi pour mieux me contempler,
avec un brin d’admiration.
— Donc, il doit mourir. Nous sommes bien
d’accord ? Découragé, je me levai pour partir, supposant que nous étions
tombés d’accord sur cette réalité : le contact ultérieur auquel nous
pourrions éventuellement prétendre devrait attendre le décès de son vieux mari
mal luné. Non que ce report me transportât de joie, bien évidemment, mais,
comme l’avait souligné Ilaria, nous étions jeunes, tous deux. Nous pourrions
nous abstenir un certain temps.
Avant que je me fusse retourné vers la porte, elle
vint malgré tout vers moi, s’approchant très près, à me toucher. Plongeant ses
yeux dans les miens, elle me demanda, tout doucement :
— Comment comptes-tu t’y prendre ?
Je ravalai ma salive et prononçai d’une voix
enrouée :
— M’y prendre pour quoi faire, ma dame ?
Elle rit, d’un air complice et conspirateur.
— Oh-oh ! Et discret, en plus... Mais je
pense qu’il faudra que je sache, car cela va nécessiter un peu d’organisation,
pour ne pas que je sois... Enfin, de toute façon, ça peut attendre un peu. Pour
l’instant, imagine-toi simplement que je t’ai demandé comment tu songeais...
m’aimer.
— De tout mon cœur ! croassai-je.
— Oui, avec cela aussi, espérons-le. Mais
sûrement... Je te choque, Marco ?
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