Les voyages interdits
plus graves !
— Si tu avais accepté d’emblée ce que je t’avais
proposé, tu n’aurais pas tous ces problèmes, à l’heure qu’il est.
C’était un raisonnement à la fois juvénile et féminin,
complètement absurde, mais il recelait cependant assez de vérité pour m’inciter
à répondre, non sans cruauté :
— Dona Ilaria est belle, toi, non. C’est une
femme, tu es une enfant. Elle porte le titre de Dona, et j’appartiens à une
famille de haute lignée. Jamais je ne pourrais prendre comme fiancée une jeune
fille qui ne serait pas née noble, et...
— Elle ne s’est pourtant pas conduite très
noblement, je trouve, ni toi non plus !
Mais je continuai, imperturbable :
— Elle est toujours propre et parfumée ;
toi, tu viens à peine de découvrir qu’on pouvait se laver ! Elle sait
faire l’amour de façon sublime ; tu n’en sauras jamais davantage que
Margarita la truie...
— Si ta dame sait si bien baiser que cela, elle
doit t’avoir appris comment faire. Tu pourrais donc me l’enseigner...
— Et voilà !... Jamais une dame, justement,
n’utiliserait un terme aussi vulgaire que « baiser » ! Ilaria
appelle cela jouer de la musique.
— Eh bien, apprends-moi à parler comme une dame.
Explique-moi comment « jouer de la musique » comme une vraie dame.
— Tu es insupportable ! J’ai tant d’autres
choses en tête que je me demande vraiment ce que je suis en train de faire,
assis ici à ergoter avec une imbécile.
Je me levai et ajoutai avec rudesse :
— Ecoute, Doris, tu es une fille bien. Pourquoi
persistes-tu à vouloir offrir ce que tu ne peux donner ?
— Parce que... (Elle secoua la tête afin de
dissimuler l’expression de son visage derrière le casque blond de ses cheveux.)
Parce que c’est tout ce que j’ai à offrir.
— Ohé, Marco ! appela Ubaldo qui se
matérialisa dans le brouillard arrivant vers nous, encore essoufflé de sa course.
— Alors, qu’as-tu découvert ?
— Laisse-moi te dire une bonne chose, bonhomme.
Bénis le ciel de ne pas être le bravo qui a fait cela !
— Qui a fait quoi, au juste ? demandai-je,
étreint d’une singulière appréhension.
— Tuer ce type, pardi ! Le gars dont tu nous
as parlé. Il est mort, en effet. Ils ont retrouvé l’épée du crime.
— Ce n’est pas vrai ! protestai-je. L’épée
qu’ils ont récupérée est certainement la mienne, et ils n’y trouveront pas une
seule goutte de sang.
Ubaldo haussa les épaules.
— Ils ont mis la main sur une arme. On peut
compter sur eux pour appréhender l’assassin. Il faudra bien qu’ils trouvent un
quidam pour endosser la responsabilité du crime, vu la personnalité de la
victime.
— Bah, ce n’était jamais que le mari d’Ilaria...
— C’était le futur doge.
— Quoi ?
— Comme je te le dis. Si ceci n’était pas arrivé,
c’est lui qu’on aurait proclamé dès demain matin nouveau doge de Venise.
Par-dieu ! C’est bien ce que j’ai entendu affirmer, en tout cas, et je
l’ai entendu répéter un certain nombre de fois. Le Conseil l’avait élu en
remplacement de Sa Sérénité le doge Zeno, et ils n’attendaient plus que la fin
de la cérémonie d’inhumation pour proclamer son avènement.
— Oh, Dio mio ! allais-je m’exclamer,
mais Doris me l’avait ôté de la bouche.
— Il va maintenant falloir qu’ils reprennent le
vote à zéro. Mais pas avant qu’ils se soient emparés du bravo coupable
du meurtre. Car il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un banal règlement de comptes
dans une ruelle dérobée. À la façon dont ils en parlent, c’est là un événement
d’une gravité sans égale dans l’histoire de la République.
— Dio mio, répéta Doris dans un souffle. Que vas-tu faire, à présent ?
Après un instant de réflexion, pour autant que mon
cerveau perturbé en fut encore capable, je répondis :
— Il serait peut-être préférable de ne pas
rentrer chez moi, ce soir. Puis-je dormir dans un coin de votre barge ?
9
C’est donc là que je passai la nuit, sur un grabat de
chiffons à l’odeur nauséabonde... En fait, je ne pus trouver le sommeil.
Furieux, le regard écarquillé dans le vague, je connus l’insomnie la plus
totale. Lorsque, aux petites heures du matin, Doris, m’entendant me tourner et
me retourner, rampa jusqu’à moi pour me demander si je voulais qu’elle me
prenne dans ses bras pour m’apaiser, je me contentai de
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