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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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grogner férocement, et
elle battit en retraite comme elle était venue. Quand les rayons de l’aube
commencèrent à percer les nombreuses brèches de la coque, tous les enfants, y
compris Ubaldo et Doris, dormaient à poings fermés. Je me levai, ôtai mon
manteau souillé de sang et me glissai au-dehors, dans le petit matin.
    La cité chatoyait de reflets roses et orangés, et
toutes ses pierres luisaient de la rosée déposée par le caligo. En total
contraste, je n’étais pour ma part nullement reluisant, d’une teinte
uniformément marron terne, jusqu’à l’intérieur de ma bouche. Je déambulai sans
but bien défini dans les rues qui s’éveillaient, mon trajet n’étant en fait
déterminé que par mes manœuvres pour éviter de rencontrer tous ceux qui
sortaient ainsi de bon matin. Bientôt, les allées s’emplirent, et il ne me fut
plus possible de demeurer ainsi à l’écart. J’entendis sonner la terza, qui
annonçait le début de la journée de travail. Je me laissai insensiblement
dériver en direction de la lagune, vers la Riva Ca’de Dio, et me retrouvai sans
l’avoir cherché dans l’entrepôt de la Compagnie Polo. Je pense que je devais
alors avoir confusément en tête de demander au commis Isidoro Priuli s’il ne
pourrait pas me trouver à la fois rapidement et discrètement une place de
mousse sur le premier vaisseau en partance.
    J’entrai en traînant des pieds dans son petit cabinet
de comptabilité, si profondément noyé dans ma morosité qu’il me fallut un
moment pour remarquer que la pièce était un tantinet plus remplie que
d’habitude, et que maître Isidoro était occupé à répondre à un groupe de
visiteurs :
    — Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’a
pas remis les pieds à Venise depuis plus de vingt ans. Je vous le répète,
messire Marco Polo a longtemps habité à Constantinople et y vit encore
actuellement. Si vous ne voulez pas me croire, voici son neveu qui porte le
même nom, il pourra témoigner...
    Je tournai les talons pour ressortir, car je venais de
reconnaître l’uniforme de deux agents de la Quarantia. Ils n’étaient peut-être
que deux, mais ces gaillards semblaient solidement charpentés. Avant que j’aie
pu m’échapper, l’un d’eux grommela :
    — Le même nom, hein ? Voyez-vous cela. Et
regardez-moi cette tête de coupable..., tandis que son acolyte sortait en
trombe et refermait une poigne massive sur mon avant-bras.
    Dame, je n’eus d’autre choix que de les suivre, devant
les yeux ronds du commis et des employés de magasin. Nous n’avions pas long à
parcourir, mais ce fut pour moi le voyage le plus interminable que j’eusse
jamais accompli. Je ne me débattis que faiblement sous la vigueur de fer des
deux agents, me contentant de protester d’un ton geignard tout en demandant de quoi
l’on m’accusait, et ayant l’air, en l’occurrence, bien plus d’un poupon que
d’un bandit. Bien entendu, aucun des deux imperturbables huissiers ne daigna me
renseigner. Tandis que nous longions les quais, sous le regard ébahi des flots
de passants, ma pauvre tête bouillonnait de questions. Était-ce une
vengeance ? Qui m’avait dénoncé ? Doris ou Ubaldo m’auraient-ils
trahi ? Nous traversâmes le pont de Paille, sans atteindre l’entrée du
palais des Doges, sur la piazzetta. Parvenus à la porte du Blé, nous
nous dirigeâmes vers la Torresella, reste d’un ancien château fortifié adjacent
au palais. Officiellement, il s’agit de la prison d’État de Venise, mais ses
pensionnaires la désignaient du nom employé par nos ancêtres pour qualifier le
cratère rougeoyant que les chrétiens leur ont plus tard appris à appeler
l’enfer : cette prison était donc surnommée le Volcan.
    Je passai brutalement des tons ambrés et rosés du
petit matin aux ténèbres d’une orbà, ce qui ne vous dira pas grand-chose
à moins que vous ne sachiez que ce terme signifie « aveuglée ». Une orbà est une cellule à peine assez grande pour accueillir un homme. Ce n’est
rien moins qu’une boîte de pierre, sans le moindre meuble, qui n’est percée
d’aucun trou qui pût laisser entrer l’air ou la lumière du jour. Je demeurai
donc claquemuré dans une atmosphère qui sentait le renfermé, suffocante, d’une
puanteur à peine supportable. Le sol était spongieux, couvert d’une substance
gluante qui paraissait vouloir m’aspirer les pieds dès que je les bougeais, si bien
que je ne tentai même pas

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