Les voyages interdits
de m’asseoir. Les murs, eux, dégoulinaient d’un
sombre dépôt visqueux qui semblait grouiller dès qu’on y touchait, aussi
pris-je bien garde de ne pas m’y adosser et évitai-je même de trop me pencher.
Lorsque je fus fatigué de me tenir debout, je m’accroupis. Je me sentis
submergé d’une violente montée de fièvre en prenant lentement conscience de
l’horreur de la situation dans laquelle je me trouvai et de ce que j’étais
devenu. Moi, Marco Polo, fils d’une des plus illustres familles de Venise, dont
le nom figurait au Livre d’or de la ville, devenu depuis peu un homme libre,
dans toute son insouciante jeunesse, déjà habitué à vagabonder où bon me
semblait de par le vaste monde, je me retrouvais en prison, disgracié,
méprisé, relégué sans nul égard dans un trou à rats que même ces odieuses
créatures eussent sans doute dédaigné. Comme je pleurai à chaudes larmes,
alors !
J’ignore combien de temps j’eus à croupir dans cette
geôle putride. Le reste de la journée sans doute, et peut-être plus que cela,
jusqu’à deux, voire trois jours, car bien que je fisse l’impossible pour
contrôler mes intestins bouillonnants de terreur, je contribuai à deux ou trois
reprises à accroître de mes excréments l’horreur accumulée au sol. Lorsqu’un
garde surgit enfin pour me laisser sortir, je crus, l’espace d’un instant,
qu’on me libérait comme innocent et j’exultai. Même si j’avais tué le futur
doge, j’étais certain d’avoir déjà payé ce crime d’un châtiment plus que
suffisant, d’avoir ressenti assez de remords et enduré assez de repentir. On
imagine donc la douche froide que constitua pour ma joie la remarque du garde,
lorsqu’il m’assura que cette punition n’était que la première, et sans doute la
plus clémente de celles qui m’étaient promises, ce réduit repoussant n’étant
que la cellule provisoire où l’on gardait les prisonniers avant qu’ils
comparaissent à l’audience préliminaire.
Je comparus donc au tribunal des Gentilshommes de la
Nuit, les fameux Signori délia Notte. Dans une pièce située à l’étage du
Volcan, je fus amené debout face à une longue table derrière laquelle
siégeaient huit vénérables anciens à l’air grave, vêtus de robes noires.
Je devais sentir aussi mauvais que je le craignais, à
en juger par la distance respectable qu’on laissa entre la table et moi, et
celle à laquelle se tenait le garde chargé de ma surveillance. Si mon apparence
était aussi terrible que l’était mon odeur, je devais être l’image personnifiée
de la plus basse et la plus brutale engeance de fripouille criminelle.
Les Gentilshommes de la Nuit commencèrent par me poser
l’un après l’autre des questions inoffensives quant à mon nom, mon âge, mon
adresse, l’histoire de ma famille, et ainsi de suite. Après quoi l’un d’eux, se
référant à un document posé devant lui, me déclara :
— Vous aurez encore à répondre à un grand nombre
de questions avant que nous établissions votre acte de mise en accusation. Mais
avant, vous allez vous voir assigner un frère de justice qui vous servira
d’avocat, car vous avez été dénoncé comme auteur d’un crime passible de la
peine capitale...
Dénoncé ! Je fus si sonné par cette révélation
que j’en perdis le fil des paroles qu’il prononça juste après. Il ne pouvait
s’agir que de Doris ou d’Ubaldo, puisqu’ils étaient les seuls à m’avoir su
proche de l’homme assassiné. Mais comment l’un ou l’autre avait-il pu agir
aussi vite ? Et à qui s’étaient-ils adressés pour rédiger le mot
d’accusation glissé dans l’un des museaux qui servaient de mouchards ?
Le Gentilhomme conclut son discours par la question
rituelle :
— Avez-vous quelque chose à déclarer concernant
les graves charges retenues contre vous ?
Je m’éclaircis la gorge et dis avec hésitation :
— Qui... qui m’a dénoncé, messire ?
C’était bien entendu poser une question totalement
inepte, vu les faibles chances qu’on avait de me répondre, mais c’est alors la
seule que j’avais à l’esprit. Et, à ma grande surprise, le juge me
répondit :
— Vous vous êtes dénoncé vous-même, mon jeune
ami.
Je dus alors rester à battre des paupières devant lui
d’un air particulièrement stupide, car il ajouta :
— N’êtes-vous pas l’auteur du mot suivant ?
(Et il lut un morceau de papier.) « Viendra-t- il à la
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