Les voyages interdits
de
rencontrer enfin quelqu’un de familier... et de petit ! Je tâchai
d’afficher une expression joviale, ne parvenant probablement qu’à arborer une face
blafarde et effrayante, mais je les saluai néanmoins avec gaieté :
— Salut, Doris ! Eh, dis-moi, mais tu es
toujours propre comme un sou neuf !
— Toi pas, en tout cas, répliqua-t-elle en
pointant son doigt dans ma direction.
Je baissai les yeux vers la partie inférieure de ma
personne. Le devant de mon manteau était humide, et pas seulement par l’effet
du brouillard : je le trouvai aspergé et tout éclaboussé d’un rouge
brillant.
— Et tu es blanc comme un linge, mon pauvre vieux,
remarqua Ubaldo. Que s’est-il passé, Marco ?
— J’ai été... j’ai failli être un bravo, bredouillai-je,
la voix soudain mal assurée.
Ils me regardèrent, abasourdis, et je m’expliquai.
C’était un véritable soulagement de pouvoir en parler à quelqu’un de neutre.
— Ma dame m’a envoyé tuer un homme. Mais je pense
qu’il est mort avant que je puisse passer à l’acte. L’un de ses ennemis a dû
intervenir ou bien a loué les services d’un bravo pour le faire.
— Tu penses qu’il est mort, dis-tu ?
s’exclama Ubaldo.
— Tout est arrivé très vite. J’ai dû prendre la
fuite. Je suppose que je ne saurai ce qui s’est produit exactement que lorsque
les crieurs publics de la veille de nuit viendront annoncer les dernières
nouvelles.
— Où cela s’est-il passé ?
— Là-bas, près de l’endroit où le doge défunt
devait être embarqué. Peut-être ont-ils interrompu son transfert, d’ailleurs.
C’est la pagaille la plus totale, à présent.
— Je peux peut-être aller voir. Tu seras fixé
avant les crieurs de demain, ainsi.
— Vas-y, dis-je. Mais fais attention, Boldo. Ils
auront vite fait de suspecter tout étranger surpris à rôder dans le coin.
Il disparut en trombe dans la direction d’où j’étais
venu, et je m’assis en compagnie de Doris sur un bollard au bord de l’eau. Elle
me considéra d’un air grave et, après un moment, interrompit le silence :
— L’homme, c’était le mari de la dame, n’est-ce
pas ?
Elle n’en fit pas une question, mais j’opinai du chef,
sans un mot.
— Et tu aimerais prendre sa place.
— Je l’ai déjà fait, rétorquai-je, avec toute la
fierté que je fus capable de trouver.
Comme Doris sembla tressaillir de douleur, je tempérai
mon propos avec une certaine humilité :
— Une fois, seulement.
Cet instant d’abandon semblait si lointain, à présent,
et comme j’étais à mille lieues, en cet instant, de souhaiter le
réitérer ! Curieux, me dis-je à part moi, combien l’anxiété peut diminuer
les ardeurs viriles. Fichtre, dire que si je me retrouvais, là maintenant, dans
la chambre d’Ilaria, si elle était nue, souriante et me faisait signe
d’approcher, je ne serais même pas en mesure de...
— Ton trouble doit être extrême, intervint
soudain Doris, comme pour ratatiner encore un peu plus mon désir flageolant.
— Nullement, répliquai-je, plus pour m’en
convaincre moi-même que pour en persuader la jeune fille. Le seul crime que
j’ai commis, c’est de me trouver à un endroit où je n’aurais pas dû me trouver.
Et lorsque je me suis enfui, personne ne m’a ni attrapé ni reconnu, si bien que
nul ne sait, en fait, que j’étais là-bas. À part toi, naturellement.
— Et que va-t-il se passer, maintenant ?
— Si l’homme est mort, ma dame ne tardera pas à
me réclamer pour me gratifier de sa tendre reconnaissance. Je ne te cache pas
que je m’y rendrai le rouge aux joues, car j’aurais préféré la revoir dans la
peau d’un audacieux bravo qui a réussi à trucider son oppresseur... (Une
pensée m’effleura.) Mais, au moins, je pourrai la voir, désormais, la
conscience tranquille.
Cette constatation me gonfla d’une bouffée de joie et
de courage.
— Et s’il n’est pas mort ?
La bouffée se vida d’un coup. Je n’avais à aucun
moment envisagé cette éventualité. Je ne répondis rien et restai assis à me
demander ce que je ferais... ou plutôt ce que j’aurais à faire.
— Peut-être, alors, hasarda Doris, mais d’une
toute petite voix, me prendrais-tu pour maîtresse à sa place ?
Je montrai les dents.
— Pourquoi t’entêtes-tu à mettre sur le tapis
cette suggestion ridicule ? Et maintenant, encore, alors que je suis
empêtré dans des problèmes mille fois
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