Les voyages interdits
point il était
imprudent de ta part de venir ici sans mon autorisation.
— J’ai attendu, afin d’être certain qu’il soit
sorti.
— Mais si quelqu’un d’autre... je veux dire, si
l’un de ses proches ou de ses amis était là, hein ? Écoute-moi bien, à
présent. Tu ne reviendras jamais ici à moins que je ne t’y convoque, est-ce
clair ?
Je souris.
— Jusqu’à ce que vous soyez libre de...
— Jusqu ’ à ce que je t’y convoque. File, maintenant, et vite. J’attends... enfin, il pourrait
rentrer d’un instant à l’autre.
Je revins donc chez moi poursuivre l’entraînement. Et,
le lendemain soir, alors que les funérailles débutaient, je me retrouvai parmi
les spectateurs. L’enterrement d’un citoyen ordinaire donnant déjà lieu, à
Venise, à une pompe extrême, je vous laisse imaginer ce que fut la splendeur de
celui du doge. Le défunt ne reposait pas dans un cercueil, mais sur une litière
ouverte, habillé des vêtements les plus somptueux de sa fonction, les mains
froides et rigides repliées sur sa canne de commandement, le visage fixé dans
une sereine expression de sainteté. La dogaresse, sa veuve, se tint constamment
à ses côtés, si bien enveloppée de voiles qu’on ne pouvait distinguer d’elle
que sa blanche main posée sur l’épaule de son mari décédé.
La litière mortuaire fut d’abord déposée sur le pont
du grand Bucentaure doré du doge, à la proue duquel, placé en berne au
milieu du mât, flottait le drapeau ducal aux couleurs pourpre et or. Mû avec
une lenteur solennelle par ses quarante rames qui semblaient à peine bouger, le
bateau monta et redescendit ainsi les principaux canaux de la cité. Derrière et
tout autour, de multiples barques et gondoles, tendues de crêpe noir,
acheminaient les membres du Conseil, toute la seigneurie de la ville et les
dignitaires de la Quarantia, ainsi que les principaux prêtres et représentants
des confréries d’artisans. L’ensemble du cortège alternait hymnes et prières.
Lorsque l’illustre chef défunt eut suffisamment paradé
le long des voies d’eau, on déchargea sa litière sur la terre ferme, et huit
nobles la prirent sur leurs épaules. La procession devait arpenter la plupart
des principales rues de la ville, et les porteurs, en général plutôt âgés,
durent ainsi passer la main à de nombreuses reprises. Toujours accompagné de la
dogaresse et pleuré par la longue escorte des officiels de la cour, à présent à
pied, le corps du doge, enveloppé par la lugubre et morne mélopée des
orchestres funèbres, fut suivi de contingents de pénitents qui se fouettaient
symboliquement avec lenteur et de tous les Vénitiens qui n’étaient ni trop
jeunes ni trop vieux ou malades pour marcher.
Tant que le corps fut transporté sur l’eau, je ne pus
rien faire d’autre que le regarder depuis la rive, avec les autres. Dès qu’il
fut débarqué, en revanche, j’eus l’impression que la chance avait décidé de me
sourire. Avec le crépuscule surgit en effet à nouveau de la mer le caligo. Baignées
de brumes humides, les obsèques prirent alors, dans la musique soudain
étouffée, comme assourdie, de chants devenus lugubres et caverneux, un tour
plus mélancolique et plus mystérieux encore.
Des torches furent accrochées tout au long du
parcours, et la plupart des marcheurs allumèrent les chandelles dont ils
s’étaient munis. J’avançai un moment dans la foule des anonymes (claudiquant
plutôt qu’autre chose, à la vérité, car cette épée toute raide le long de ma
jambe m’obligeait à la faire pivoter pour avancer) et progressai peu à peu
jusqu’au premier rang de cette multitude. De là, je pus constater que presque
tous les officiels du cortège, exception faite des prêtres, étaient vêtus de
manteaux et avaient la tête recouverte d’une capuche. Dissimulé de la sorte moi
aussi, je pourrais aisément être pris pour l’un des artisans qui cheminaient en
queue de procession. Même ma petite stature restait discrète, un certain nombre
de femmes voilées n’étant guère plus épaisses que moi, et quelques nains ou
bossus plus petits encore. J’en profitai pour remonter imperceptiblement le
flot d’officiels, sans que nul songeât à m’en demander compte, jusqu’à ce que
je ne fusse plus séparé des porteurs de la litière que par une rangée de
prêtres qui psalmodiaient leur habituelle complainte de prières en agitant des
encensoirs, comme pour ajouter
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