Les voyages interdits
sorcier ? murmurai-je, si
terrifié que je m’exprimai en vénitien.
Je m’éclaircis la gorge, puis le répétai en français.
— Ai-je vraiment l’air d’un sorcier ? me
lança-t-il d’un ton âpre et rugueux.
— Non, chuchotai-je, bien que je n’eusse aucune
idée de ce à quoi pouvait bien ressembler un sorcier.
Je me raclai à nouveau la gorge et dis :
— Vous ressemblez fort à une personne que j’ai
bien connue.
— Quant à toi, lança-t-il d’une voix moqueuse, tu
sembles vraiment rechercher des cellules de plus en plus petites.
— Comment saviez-vous que... ?
— J’ai vu ces trois petits vauriens te traîner
jusqu’ici. Cet endroit est bien connu pour son infâme réputation.
— Je voulais dire...
— Et je les ai vus repartir sans toi, juste tous
les trois. Tu ne serais pas le premier garçon aux yeux bleus et aux cheveux
clairs à arriver ici et à ne jamais en ressortir.
— Ils sont sûrement peu nombreux dans les parages
à ne pas avoir les yeux et les cheveux noirs.
— Précisément. Tu es une rareté, en cette
contrée. Or l’oracle doit justement s’exprimer à travers une rareté.
J’étais loin, encore, de tout comprendre. Je crois que
je dus me contenter de battre des paupières, à cet instant. Il se pencha
quelques secondes hors de mon champ de vision, puis réapparut, portant le sac
de cuir que Nasser devait avoir laissé tomber avant de partir. L’homme en
sortit une figue dégoulinante d’huile. J’eus presque un haut-le-cceur en
l’apercevant.
— Lorsqu’ils trouvent un garçon de ton apparence,
expliqua-t-il, ils l’amènent ici et le trempent dans l’huile de sésame, lui
donnant à avaler au préalable ce genre de figues suintantes. Au terme de
quarante jours et quarante nuits, il est devenu aussi tendre que ces fruits. Si
tendre que sa tête peut être facilement séparée de son corps.
Il en fit la démonstration, tordant la figue entre ses
doigts afin que, dans un son humide et à peine audible, elle se fendît en deux.
— Pour quoi faire, ensuite ? m’enquis-je, le
souffle coupé.
Je sentais sous le couvercle de bois mon corps se
ramollir, devenir cireux et malléable comme la figue et déjà s’affaisser, tout
prêt à se séparer de mon moignon de cou avec un bruit gargouillant, pour
retomber lentement au fond de la jarre...
— Pourquoi tuer un parfait étranger et de cette
façon ?
— Cela ne le tue pas, selon eux. C’est une
expérience de magie noire. (Il laissa choir le sac et les morceaux de figues,
s’essuyant les doigts sur le bord de sa robe.) À sa façon, séparée de son
corps, la tête continue de vivre.
— Quoi ?
— Le sorcier cale la tête découpée au fond de
cette niche creusée dans le mur d’en face, sur un confortable lit de cendres de
bois d’olivier. Il fait brûler de l’encens devant elle, psalmodie des paroles
magiques, et, au bout d’un moment, la tête se met à parler. Sur demande, elle
va prédire les famines et les bonnes récoltes, les guerres à venir, les
périodes de paix et tout un tas de prophéties du même genre.
Je m’esclaffai, croyant qu’il poursuivait simplement
la farce qui m’avait été faite, en rallongeant la sauce.
— Très bien, fis-je entre deux éclats de rire.
Sais-tu que tu as failli me pétrifier de trouille, vieux compagnon de
cellule ? Je n’ai pas pu me retenir de pisser dans cette bonne huile et de
la frelater, du coup ! Mais je crois que ça va pouvoir suffire,
maintenant. Lorsque je t’ai vu pour la dernière fois, Mordecai, j’ignorais que
tu fuirais aussi loin de Venise. Mais ouf ! tu es là, et je suis heureux
de te voir. Tu as eu tout loisir de savourer ta plaisanterie, je pense... Maintenant,
libère-moi, qu’on puisse aller boire un petit qahwah tous les deux et
évoquer nos aventures depuis notre séparation.
Mais il ne bougeait pas, se contentant de me regarder
d’un air désolé.
— Allez, Mordecai, ça suffit !
— Mon nom est Lévi, corrigea-t-il. Pauvre petit
gars, tu es déjà ensorcelé au point d’en avoir l’esprit dérangé.
— Bon, Mordecai, Lévi ou qui que tu puisses
être ! fulminai-je. Relève cette saloperie de couvercle et
libère-moi !
— Hein ? Pas question que je touche à cette
impureté impie, s’offusqua-t-il, s’écartant d’un pas, l’air dégoûté. Je ne suis
pas un crasseux d’Arabe, moi. Je suis un Juif.
Le mélange d’inquiétude, de colère et
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