Les voyages interdits
l’entrée, je retrouvai mes chausses là où je les
avais déposées et fus bien heureux de pouvoir m’y glisser de nouveau. Le fait
de les souiller instantanément de cette huile dont je dégoulinais ne me
dérangea pas outre mesure, le reste de mes vêtements étant déjà saturés et à
essorer. Je remerciai Lévi de son secours, ainsi que de son explication sur la
sorcellerie arabe. Il me souhaita « lechaïm et bon voyage [23] »
et me mit en garde : il n’y aurait pas toujours un Juif pour me tirer de chaque mauvais pas. Là-dessus, il regagna sa forge, et je me hâtai vers l’auberge,
jetant de fréquents regards par-dessus mon épaule pour guetter si je n’étais
pas suivi par trois Arabes ou le sorcier pour le compte duquel ils m’avaient
capturé. Je n’envisageais plus du tout cette aventure comme une farce, et la
sorcellerie me semblait désormais une chose tout à fait sérieuse.
Lorsque Lévi m’avait enjoint de briser la seconde
jarre, il ne m’avait pas demandé ce que j’avais vu en me penchant sur les
tessons. Je n’avais pas essayé de le lui décrire, et j’ai aujourd’hui encore du
mal à l’exprimer clairement. L’endroit était sombre, je l’ai dit. Mais l’objet
qui avait heurté le sol avec ce répugnant clapotis humide était un corps humain.
Ce que je distinguai assurément, c’est que ce corps était nu et qu’il avait été
celui d’un individu de sexe masculin n’ayant pas encore atteint l’âge adulte.
Autre détail curieux, il reposait sur le sol comme un sac de peau vidé de son
contenu. Une poche dégonflée, flasque, dont tous les os auraient été extraits
ou dissous. La seule chose que je pus encore observer, c’est que ce corps
n’avait plus de tête. Depuis lors, je n’ai jamais plus mangé de figues ni aucun
autre aliment qui eût le goût de sésame.
17
Le lendemain après-midi, mon père paya sa note au
tenancier Ishaq, qui prit l’argent en déclarant :
— Qu’Allah vous couvre de bienfaits, cheikh Folo,
et vous rende vos bontés avec la même générosité.
Mon oncle distribua au personnel de l’auberge des
sommes en petite monnaie, ces pourboires connus dans la langue farsi sous le
nom de bakhshish. Celui qui reçut de sa part le montant le plus élevé
fut le masseur du hammam qui lui avait fait connaître le baume dépilatoire. Le
jeune homme le remercia en ces termes :
— Qu’Allah vous préserve de tous les dangers et
vous conserve toujours souriant.
Puis tout le personnel se groupa sur le seuil autour
d’Ishaq pour nous saluer, aux cris de : « Qu’Allah aplatisse la route
devant vos pas ! », « Qu’il vous fasse voyager sur un tapis de
soie ! » et beaucoup d’autres du même acabit.
Notre route progressa donc en direction du nord, le
long de la côte levantine, que nous gardâmes en vue tout au long de notre
voyage et qui ne changea guère de physionomie : des dunes d’un brun
grisâtre, et, derrière elles, d’autres collines de même teinte, juste troublées
d’une occasionnelle hutte de boue séchée ou d’un petit village, à peine
perceptibles dans le paysage. Les cités que nous dépassâmes étaient un peu plus
visibles, chacune d’elles possédant un château croisé. La plus vaste, vue
depuis la mer, fut celle de Beyrouth, car placée sur une avancée de terre et
d’une certaine étendue. Cependant, je la jugeai encore moins impressionnante
qu’Acre.
Mon père et mon oncle occupèrent leur temps à bord à
dresser la liste des vivres et autres équipements qu’il nous faudrait acheter à
Suvediye. Pour ma part, je tuais le temps en discutant avec l’équipage. La
plupart des marins étaient anglais, ce qui ne les empêchait pas de parler le
sabir des voyageurs et des marchands. Quant aux frères Nicolas et Guillaume,
ils ne cessaient de bénir Dieu de leur avoir permis de quitter Acre et ses
turpitudes, et ce thème revenait chez eux comme une ritournelle sans fin. Ce
qui semblait les avoir, et de loin, le plus choqués était le comportement peu
chaste des clarisses et des carmélites. Pourtant, à ce que je pus entendre,
leur aigreur s’apparentait davantage à la frustration de soupirants éconduits
ou de maris froissés qu’à une authentique affliction chrétienne. Dans le souci
de ne point paraître irrespectueux à l’égard de leur noble vocation, je ne
m’épancherai pas plus sur le sentiment que m’inspiraient ces deux frères. Ils
désertèrent notre expédition
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