Les voyages interdits
Arménie.
Il désignait un endroit de la carte qui, apparemment,
ne méritait pas de point doré.
— À l’embouchure de l’Oronte se trouve le vieux
port de Suvediye. Peuplé de chrétiens d’Arménie et de pacifiques arabes avedi, il demeure pour l’instant hors de portée des Mamelouks, qui ne s’en sont
pas approchés.
— Ce fut un port d’importance majeure sous
l’Empire romain, qu’on nommait Seleucia, précisa l’archidiacre. Depuis, il
s’est appelé Ayas, Ajazzo, et a porté d’autres noms encore. Bien sûr, vous vous
y rendrez par la mer, et non en suivant la route de la côte.
— Oui, confirma le prince. Un bateau anglais part
demain par la marée du soir à destination de Chypre. Je donnerai des
instructions au capitaine afin qu’il vous emmène, vous et les deux frères, et
vous dépose en passant à Suvediye. Je vais également vous remettre une lettre
d’introduction à l’attention de l’ostikan, qui est le gouverneur de Suvediye,
lui demandant de veiller à votre sécurité. (Il ramena notre attention vers le Kitab.) Dès que vous vous serez procuré des animaux de bât à Suvediye, vous vous
dirigerez vers l’intérieur des terres par cette passe fluviale, ici même, puis
irez vers l’est jusqu’à la rivière Euphrate. Le voyage, par la vallée de
l’Euphrate, devrait être facile jusqu’à Bagdad. De là, il existe diverses
routes qui mènent vers l’Orient.
Mon père et mon oncle restèrent au château pendant que
le prince y rédigeait sa lettre de sauf-conduit. Mais ils m’autorisèrent à
faire mes adieux à Sa Révérence et à Leurs Altesses royales, afin que je puisse
prendre congé et passer ainsi ce dernier jour à Acre comme il me plairait. Je
n’eus plus l’occasion de revoir l’archidiacre, le prince et la princesse, mais
obtins en revanche de leurs nouvelles par la suite. Peu après que nous eussions
quitté le Levant, mon père, mon oncle et moi apprîmes que l’archidiacre
Visconti avait été élu pape de l’Église de Rome, sous le nom de Grégoire X.
Sensiblement au même moment, le prince Edouard abandonna la croisade, la
considérant comme une cause perdue, et prit un bateau pour rentrer en
Angleterre. Parvenu en Sicile, lui aussi reçut des nouvelles : son père
venait de mourir, lui laissant le trône de roi d’Angleterre. Ainsi, j’avais
sans m’en douter fait la connaissance de deux des hommes les plus éminents
d’Europe. Je ne me suis cependant jamais enorgueilli de cette éphémère double
rencontre. Après tout, j’allais être amené à approcher plus tard, en Orient,
des hommes dont l’importance et le pouvoir réduiraient les papes et autres rois
au rang de misérables nains.
Lorsque je quittai le château ce jour-là, c’était à
l’une des cinq heures auxquelles les Arabes prient leur dieu Allah, et ces
bedeaux qu’ils appellent muezzin étaient perchés sur les tours et les
toits élevés, exhortant chacun à la prière de leurs chants à la fois monotones
et puissants. Partout, que ce soit à l’intérieur des échoppes, sur le pas de
porte des maisons et même jusque dans la rue poussiéreuse, les musulmans
déroulaient de petites carpettes râpées et s’y agenouillaient. Le visage tourné
au sud-est, ils appuyaient leur tête sur le sol entre leurs mains, le derrière
levé. À ces heures-ci, toute personne dont vous pouviez voir le visage plutôt
que le croupion était forcément ou un chrétien ou un juif.
Dès que tous à Acre eurent repris la station
verticale, je repérai mes trois connaissances de la semaine précédente.
Ibrahim, Nasser et Dahoud m’avaient vu entrer au château et étaient venus
attendre que j’en sorte. Ils avaient l’œil brillant, tout excités à l’idée de
me montrer la chose merveilleuse qu’ils m’avaient promise. D’abord, ils
m’enjoignirent d’avaler l’aliment bizarre qu’ils m’avaient apporté. Nasser
portait un petit sac de cuir qui s’avéra contenir des figues baignant dans de
l’huile de sésame. J’aimais plutôt ce fruit, mais celles-ci, toutes visqueuses
et gluantes de cette huile dont elles étaient imbibées, étaient fort désagréables
au goût. Les garçons insistèrent néanmoins pour que je les ingère, ce préalable
étant apparemment indispensable à la révélation qui devait suivre. Je me forçai
donc à ingurgiter quatre ou cinq de ces épouvantables aliments.
Ceci fait, les trois garçons m’entraînèrent dans un
interminable
Weitere Kostenlose Bücher