Les voyages interdits
assujettirent
l’engin autour de mon cou et le scellèrent. Il formait désormais couvercle sur
la jarre dans laquelle je me tenais et, quoique point trop serré autour de mon
cou, il s’était ajusté dans l’amphore de façon si solide que je ne pouvais plus
ni l’en déloger, ni le relever.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’affolai-je,
remuant mes bras autour de moi dans la jarre, tentant vainement de repousser
vers le haut le couvercle de bois.
Du fait de la viscosité de l’huile chaude, mes
mouvements étaient extrêmement ralentis, me donnant un peu l’impression de me
mouvoir comme dans un rêve. Mes sens perturbés finirent cependant par
identifier l’odeur de sésame de cette huile. Comme les figues qu’on m’avait
fait avaler un peu plus tôt, il semblait que j’avais été mis à ramollir à mon
tour dans de l’huile de sésame.
— Qu’est-ce que c’est que ça, enfin ?
criai-je derechef.
— Va istadan ! Attends ! m’enjoignirent les garçons, m’intimant
du geste de rester tranquille dans ma jarre.
— Attendre ? hurlai-je. Mais attendre
quoi ?
— Attends le sorcier, répondit Nasser, en
pouffant.
Sur quoi, lui et Dahoud se fondirent dans l’ombre
grise menant à l’extérieur et disparurent.
— Attendre le sorcier ? répétai-je,
mystifié. Pendant combien de temps ?
Ibrahim demeura juste assez pour brandir sur ses
doigts levés une réponse à compter. Je scrutai l’obscurité et vis qu’il avait
déployé les doigts de ses deux mains.
— Dix ? interrogeai-je. Dix quoi ?
Lui aussi reculait à présent vers la porte, non sans
replier les doigts et les rouvrir à nouveau, par quatre fois.
— Quarante ? gémis-je, implorant et
désespéré. Mais quarante quoi ?
— Chihil ruz, précisa-t-il. Quarante jours. Et, à son tour, il s’éclipsa par la
porte.
— Attendre quarante jours ?
m’écriai-je, au bord de l’évanouissement.
Mais aucune réponse ne vint.
Les trois chenapans étaient partis, et il semblait
évident que ce n’était pas pour se cacher un instant. J’avais été abandonné à
macérer dans ma jarre, dans l’obscurité, les narines envahies d’une entêtante
odeur de sésame, dans la bouche le goût répugnant des figues saturées du même
sésame... et toujours ce tourbillon de confusion dans mon esprit. J’essayais
par tous les moyens d’interpréter ce que tout cela pouvait signifier. Attendre
le sorcier ?
Non, ce ne pouvait être qu’une farce de gamins, un
rite oriental. Le tenancier de l’auberge m’expliquerait probablement la chose
en se tenant les côtes de rire devant ma crédulité. Mais quelle sorte de
plaisanterie pouvait me retenir ainsi durant quarante jours ? Je
manquerais le bateau du lendemain, je serais abandonné à Acre et, pour le coup,
Ishaq aurait tout loisir de m’enseigner les coutumes arabes... À moins que je
ne disparaisse pour de bon entre les griffes du sorcier ? Etait-il
possible que, loin de la rectitude chrétienne, l’infidèle religion musulmane
laissât ainsi les sorciers exercer librement leurs arts maléfiques ?
J’essayai d’imaginer ce que pourrait faire un sorcier musulman d’un chrétien en
bouteille. J’espérais surtout ne pas le deviner. Mon père et mon oncle me
feraient-ils rechercher, avant de partir ? Me trouveraient-ils avant que
le sorcier y parvienne ? Ou quelqu’un d’autre interviendrait-il ?
À l’instant précis où j’y pensais, quelqu’un s’en
chargea. Une silhouette noire, plus imposante que celles des garçons, se
dessina dans l’entrée grise. Elle s’y arrêta un moment, le temps d’habituer ses
yeux à la pénombre, avant de se diriger lentement vers ma jarre. Elle était
immense, imposante... et inquiétante. J’eus un réflexe de recul et me
contractai dans ma jarre, tâchant de me recroqueviller sur moi-même et de
rétracter ma tête sous le couvercle.
Quand elle fut tout près, je vis qu’il s’agissait d’un
homme vêtu à la mode arabe, excepté le keffieh qui tenait sans être noué par
une corde. Sa barbe bouclée d’un roux grisâtre faisait penser à une moisissure,
et il me contemplait de ses yeux brillants de la couleur des mûres. Lorsqu’il
énonça la traditionnelle formule : « La paix soit sur vous », je
remarquai, malgré mon état d’égarement, qu’il la prononça d’une façon
légèrement différente de celle des Arabes : « Shalom
aleichem », dit-il.
— Vous êtes le
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