L’ESPION DU PAPE
constateras, j’espère, à quel point mes prétentions architecturales sont modestes, au regard de celles de Philippe Auguste qui fait bâtir à Paris la plus grande cathédrale de tous les temps.
Ambrogiani sourit à l’évocation de ce projet dont il sait le pape jaloux et qu’il considère comme une provocation contre le pouvoir du Saint-Siège.
— Le roi de France cherche sans doute à racheter aux yeux de Dieu la faute qu’il a commise en voulant répudier sa femme Ingeburge.
— Une faute que je n’ai pas laissée passer, en le menaçant d’excommunication.
— Oui, et c’est sans doute pourquoi il te nargue en faisant bâtir sa Notre-Dame dans un lieu aux alentours duquel il est permis à toutes les catins d’Europe de venir exercer leur commerce.
Cette dernière remarque emplit le Saint-Père de rage. Son cardinal veut-il lui signifier qu’en plus de la blessure d’amour-propre, le roi de France oserait commettre de façon délibérée un tel blasphème contre la religion ? Non, non, c’est impossible. Exaspéré, il lance à Ambrogiani un regard furieux.
— Ton esprit est déplorable. Quand je te vois jubiler en répliquant à tout ce que je dis, je me demande si ce n’est pas toi qui serais justiciable d’une excommunication.
— Je ne fais pas d’esprit, Lotario. Je constate une réalité.
— Tu répliques encore ? C’est à se demander si tu es avec moi ou contre moi.
— Mais l’un et l’autre, Lotario ! Avec toi, quand je t’approuve. Contre toi, dans le cas contraire. N’est-ce pas justement ce qu’on peut souhaiter d’un conseiller ?
Innocent III reste un moment silencieux, puis préfère changer de sujet.
— Que fait donc Stranieri ? Je commence à trouver que son avenir dure un peu longtemps !
Ambrogiani se contente de sourire. Innocent III tapote un moment le bras de son fauteuil, puis se lève d’un bond.
— Et si nous allions le retrouver ? Il va apprendre que, s’il y a une hiérarchie des urgences, il y a aussi une autre hiérarchie à respecter, et qu’il en prend un peu trop à son aise avec elle !
Les deux hommes sont parvenus devant la massive porte de bois cloutée derrière laquelle s’ouvre le couloir menant aux bâtiments souterrains où frère Stranieri dispense son enseignement à ses jeunes recrues. Personne ne s’aventure dans ce recoin retiré du palais. Deux moines imposants, vêtus de la longue robe claire des cisterciens, veillent devant elle, prêts à décourager le curieux ou l’impudent qui s’y risquerait.
Ambrogiani, de son autorité cardinale, leur fait un signe de tête. Ayant reconnu la personne qui l’accompagnait, les deux gardiens s’inclinent respectueusement et s’empressent d’entrouvrir les lourds loquets avant de tirer les panneaux qui grincent sur leurs gonds. Innocent III pénètre aussitôt dans le long et sombre couloir qui mène à la crypte où son agent secret dispense ses cours. Arrivé assez près pour entendre, le pape s’arrête dans la pénombre et fait signe à son cardinal d’en faire autant et d’écouter. La voix de Stranieri leur parvient.
— … Et n’oubliez pas que, pour apprendre des autres – en particulier de ses ennemis –, il faut savoir leur inspirer confiance, se fondre dans leur monde, approuver leurs croyances, conforter leurs certitudes. Ne jamais poser de questions. Attendre autant que possible que les révélations franchissent d’elles-mêmes leurs lèvres. Ne les soumettre à aucune contrainte, sous peine de récolter de fausses informations révélées sous l’empire de la peur ou de la douleur. Compris ?
Un court silence suit cette déclaration. La voix de Stranieri reprend :
— Bon ! Fin du cours d’aujourd’hui. Délassez vos muscles et restaurez-vous un peu. Vous retrouverez frère Yong dans une heure pour les exercices physiques. Maintenant, laissez-moi. J’ai chose d’importance à faire. Elle ne supporte aucun témoin. Allez, dehors !
Un remue-ménage se fait dans l’ombre de la crypte. Le pape et son cardinal se trouvent enveloppés par un vol de jeunes clercs pressés de sortir dans le cloître pour se détendre avant les assauts. Leur empressement est tel qu’ils ne reconnaissent ni le Saint-Père ni son ministre et les bousculent sans ménagement. S’apercevant de leur bévue à un rappel à l’ordre lancé d’une voix forte par Ambrogiani, ils s’arrêtent et se retournent, effarés. Aussitôt, ils se
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