L’ESPION DU PAPE
prosternent devant le Saint-Père, plus amusé qu’autre chose de constater qu’on ne puisse pas le reconnaître lorsqu’il ne porte pas les habits cérémoniels de sa fonction.
— Approchez, mes jeunes ouailles. Présentez-vous comme il sied devant l’évêque du Christ.
Et, leur offrant sa main, il les laisse l’un après l’autre défiler devant lui en la baisant respectueusement.
— Apprenez à agir sans empressement. Souvenez-vous que toute hâte conduit à l’erreur d’appréciation ; vous venez de vous en apercevoir en me confondant avec un simple frère de la cité. Que serait-il arrivé, si vous aviez été en mission, et que vous ayez confondu le roi de France avec un troubadour, ou l’empereur d’Allemagne avec une catin ?
Amusés par la comparaison, les jeunes apprentis espions ne peuvent se retenir d’éclater de rire. Le pape les laisse se calmer et reprend :
— Il ne faut se passionner jamais, et cela est encore plus vrai dans les fonctions auxquelles vous vous destinez. Qui peut me commenter ce que je viens de dire ?
Damiano lève la main, presque aussitôt suivi de deux ou trois de ses camarades. Le pape hésite, puis lui donne la parole. Damiano le fixe de ses yeux perçants et lance rapidement :
— Ce qui est bien est toujours à temps. Ce qui est fait incontinent se défait presque aussitôt. Ce qui doit durer une éternité doit être une éternité à faire. On dit aussi que la béquille du temps fait plus que la massue de fer d’Hercule.
Innocent III garde ses yeux dans ceux de Damiano et approuve d’un hochement de tête.
— Bien. Comment t’appelles-tu ?
— Damiano.
— C’est bien. Mais tu dois baisser les yeux quand tu t’adresses à un supérieur.
Le jeune homme s’exécute. Le pape continue de le considérer un moment et ajoute :
— Tu as un regard de tueur, frère Stranieri a dû te le dire ?
Damiano garde les yeux baissés.
— Oui, Très Saint-Père.
— Il a sans doute ajouté que cela te nuirait dans tes missions ?
— Oui, Très Saint-Père.
— Il a eu raison. Et que t’a-t-il conseillé, pour t’amender ?
— Rien, Très Saint-Père. Ou plutôt, si : de me regarder chaque matin dans un miroir, jusqu’à ce que je ne me fasse plus peur à moi-même.
— Le remède me paraît bien léger. Sans compter que ton regard ne manquera pas de briser ton miroir.
L’assemblée, de nouveau, éclate de rire. Le pape lève une main pour ramener le silence.
— Si tu veux vraiment te corriger, Damiano, je ne vois qu’un acte de contrition. Un acte sévère.
— Bien, Très Saint-Père.
— Une bonne flagellation, pour te faire pleurer un peu, par exemple. Ça adoucira ton regard, j’en suis sûr.
— Bien, Très Saint-Père.
— À condition, bien sûr, que tu te l’administres toi-même, avec un buisson d’orties.
— Bien, Très Saint-Père.
— Je compte sur toi, n’est-ce pas ? Tu le feras ce soir, après les vêpres, et tu me montreras ton dos demain matin.
— Oui, Très Saint-Père.
Innocent III jette encore un regard sur l’assemblée qui se tient devant lui, puis il leur lance :
— Allez, filez, tous !
La troupe de jeunes espions disparaît en remontant l’obscur couloir. Le pape soupire :
— Je ne suis pas partisan par principe des vieilles méthodes d’éducation que nos maîtres pratiquaient sur nous, mais parfois il n’y a qu’elles qui donnent des résultats. N’es-tu pas de cet avis ?
— Si, Lotario. C’est un peu le défaut de frère Stranieri : il est souvent trop moderne. Il fait confiance en l’intelligence de l’homme et en son pouvoir de s’amender seul, par sa volonté.
— Oui. C’est bien en cela que nous différons, lui et moi. Je pense qu’il a rapporté ce travers d’Orient, en ramenant avec lui ce frère Yong. Il ne s’est pas seulement imprégné à son contact de leurs découvertes ou de leurs arts de combat, mais de leur philosophie, au point que je me demande parfois si sa religion ne s’est pas fondue dans une sorte de panthéisme.
— Deo gratias ! murmure Ambrogiani en se signant.
Ils s’apprêtent à continuer leur marche vers la salle d’étude, lorsqu’une terrible déflagration ébranle jusqu’aux fondements du cloître. Enveloppés par une épaisse fumée, mais protégés des éclats de pierres par le large rebord d’un linteau, Innocent III et Ambrogiani se demandent quelle peut-être l’origine de cette
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