L’ESPION DU PAPE
étrange manifestation et si le jour va jamais réapparaître. L’un comme l’autre connaissent le feu grégeois employé par les Grecs depuis des siècles lors de leurs batailles navales, ces pelotes de naphte, de charbon et de soufre que les Latins ont repris à leur compte pour mener combat contre Byzance. Mais, jamais ils n’ont encore entendu feu grégeois engendrer un aussi terrible vacarme !
Et quelle n’est pas leur surprise lorsque, à ce vacarme, succèdent des rires et des cris de victoire venus du fond de la crypte. La fumée se dissipant peu à peu, le pape et le cardinal remontent avec précaution l’obscur couloir aux parois duquel fument encore les rares torches qui n’ont pas été soufflées par l’explosion. Ambrogiani s’empare de l’une d’elles pour s’avancer et guider son maître vers les cris qui se font plus proches.
— Victoire ! Nous avons réussi, frère Yong ! Ce sont les proportions qui n’étaient pas justes ! Seulement les proportions !
Innocent III reconnaît le timbre familier de Stranieri.
— La blanche et la noire ! À l’une de prendre sur l’autre. Nous y sommes presque, Yong. C’est une question de mélange, d’interpénétration, de préparation. Mais le principe est là ! Nous avons trouvé !
À la lueur de leur torche, Ambrogiani et Innocent III reconnaissent dans deux formes masculines enlacées, leurs robes de moine déchirées, le visage rayonnant de bonheur et la peau noircie par la fumée, frère Stranieri et son assistant frère Yong, un homme de petite taille à la figure olivâtre et aux yeux étonnamment bridés et brillants. Ne se sachant pas observés, les deux moines se détachent l’un de l’autre et se livrent soudain à un étrange ballet. Bondissant, simulant des coups acrobatiques portés par leurs pieds, leurs coudes, leurs poings ou le tranchant de leurs mains, avec une souplesse qui les fait ressembler à des danseurs aériens, ils ponctuent leurs attaques de cris gutturaux, sans jamais se toucher.
Le pape et le cardinal en oublient de manifester leur présence et regardent avec étonnement ce spectacle insolite, ce combat fictif et rieur, empreint de complicité. Bientôt, malgré sa condition athlétique, frère Stranieri paraît faiblir sous les assauts du moine asiatique. Il finit par se laisser aller en arrière, épuisé, jusqu’à s’allonger avec un soupir d’aise. Mais, rouvrant les yeux, il aperçoit soudain un visage glabre au regard sévère penché sur lui. Il se relève prestement et incline la tête devant le pape.
— Je ne te savais pas ici, Lotario. Pardonne-moi.
Au bruit des gardes en armes qui accourent, Stranieri se précipite vers la lourde porte de bois.
— Saint-Père, il ne faut pas les laisser entrer. Personne ne doit savoir ce qui s’est passé. Je t’expliquerai. Il y va du sort de la chrétienté.
Le pape se fait prestement reconnaître à sa bague pontificale. D’un mouvement de la main, il arrête sa troupe, qui se fige et s’incline. Stranieri peut se précipiter sur la porte et en tirer le lourd loquet.
Restés seuls avec Stranieri et son acolyte asiatique, Innocent III et Ambrogiani sont encore interloqués par le vacarme et le cataclysme dont ils viennent d’être spectateurs. Stranieri, embarrassé, rompt le silence.
— Frère Yong et moi venons de faire une expérience capitale, grâce à des ingrédients et à des ouvrages qu’il a rapportés de son pays. Une découverte qui peut avoir des conséquences prodigieuses, même si nous ne la dominons pas encore totalement.
Innocent III leur lance un regard suspicieux.
— Sans doute encore une de vos diableries qui vous vaudront la damnation éternelle.
— Non. Une arme, simplement.
— C’est bien ce que je dis.
— Mais une arme qui peut assurer à notre sainte Église son triomphe incontesté sur la terre.
— Il n’est pas dans l’habitude de notre sainte Église d’user d’armes pour établir son pouvoir sur les âmes. La parole du Christ lui suffit.
— Sur les âmes, sans doute. Mais tu sais comme moi que les âmes des incroyants disposent d’armées puissantes qui les empêchent parfois d’entendre cette parole.
Le pape ne peut retenir un mouvement agacé.
— Il faudra donc toujours que tu te moques de tout. Même de la parole du Christ !
— Je ne me moque pas, Lotario. Je constate seulement qu’il serait prudent que notre Église, pour ramener ces âmes dans le glorieux
Weitere Kostenlose Bücher