L’ESPION DU PAPE
réfléchit quelques secondes, puis écarte les mains dans un geste d’impuissance.
— C’est à Stranieri qu’il faut poser la question, Très Saint-Père. Il est trop imprévisible pour que je songe à me mettre à sa place.
Innocent III hoche la tête pensivement. Il se revoit, plus jeune de trente années, sur les bancs de la faculté de théologie, au côté de son compagnon si impétueux et si brillant.
— Bon, avoue-t-il. Tu as encore raison. Je te concède que j’ai bien fait de l’attacher à moi. Il est tout de même mieux ici avec nous que contre nous.
Ambrogiani renchérit :
— Tu ne pourrais mieux dire, Lotario. À cette époque-là, tu as sûrement été inspiré par le Ciel.
Le Ciel ! De plus en plus souvent, le Saint-Père se demande ce que mot signifie et si quelque chose de plus grand qu’un pape existe vraiment, derrière ces nuages. Peu importe, d’ailleurs.
— Il est temps de nous rendre à Saint-Jean, conclut-il en se levant d’un bond. Le Conseil nous a assez attendus.
Juste avant de passer la porte de ses appartements gardée par deux hommes en uniforme armés de lances, il se retourne vers Vittorio :
— Qu’on aille me quérir Stranieri ! Je veux m’entretenir avec lui. Fais-lui dire qu’il me rejoigne dans mon bureau dès la fin du Conseil.
2.
— Pourquoi faut-il toujours préférer un ennemi à un ami ?
Le professeur s’est tourné vers la quinzaine de jeunes gens qui l’écoutent avec respect derrière leurs pupitres. Aucun ne semble décidé à lui répondre. Il caresse du bout de l’index son court collier de barbe poivre et sel. Sa chevelure est restée noire, sans cheveux blancs, épaisse et frisée. Ses yeux perçants parcourent l’assemblée avec une lueur d’ironie. La tête légèrement inclinée, il pointe un doigt vers l’un d’eux.
— Filippo ?
Un étudiant d’allure massive sursaute et se lève de son tabouret. Le professeur fait quelques pas vers lui jusqu’à le toucher. Il le considère un moment de bas en haut, puis approche son visage du sien, comme pour le narguer. Leurs yeux ne sont plus qu’à la distance d’une main. Le ton se fait plus menaçant.
— Tu dormais, Filippo ?
— Non, maître.
— Qu’est-ce que j’ai dit, alors ?
— Pourquoi faut-il toujours préférer un ennemi à un ami ?
— Alors ?
Filippo hésite, puis risque :
— Pour s’habituer à souffrir.
Le professeur hausse les épaules.
— Mais non ! Tu n’es pas dans un cours de catéchisme, ici. Je ne te demande pas de me tendre l’autre joue. Je t’enseigne l’art de la survie. Pas l’art de mourir.
Il s’écarte et se tourne avec vivacité vers un autre élève.
— Ludovico ?
Un grand individu d’allure flegmatique se lève, un très léger sourire aux lèvres. Le professeur s’approche et lui saisit une joue entre le pouce et l’index.
— Enlève-moi ce vilain sourire de ta bouche, Ludovico. Je te l’ai pourtant assez dit ! Il va te nuire dans tes missions, si tu ne sais pas le contrôler.
L’élève grimace sous la pression des doigts qui lui secouent la joue sans ménagement. Le professeur le lâche enfin et l’observe un moment pour vérifier que le sourire a disparu.
— Crois-moi, conclut-il, satisfait, un bon agent secret doit savoir contrôler les expressions de son visage. Les yeux en disent déjà trop, mais la bouche, c’est une catastrophe ! Par l’observation d’une bouche, tu peux tout deviner des pensées, des humeurs ou des sentiments de la personne qui te parle. Pas trop grave si c’est un ami, mais si c’est ton ennemi, tu es un homme mort. As-tu compris ?
Ludovico fait signe que oui.
— Réponds à ma question, maintenant.
— Il faut préférer un ennemi à un ami, car il vous force à rester toujours sur vos gardes.
— Ce n’est pas tout à fait faux… Mais ce n’est qu’une partie de la réponse. Qui dit mieux ?
Deux mains se lèvent. Le professeur accorde la parole au premier qui lui fait face.
— Je t’écoute, Damiano.
L’élève est petit, d’aspect malingre. Son visage semble taillé à la serpe, en lame de couteau ; ses yeux, aussi bleus et froids que la lame d’un poignard. Nullement intimidé, le garçon les vrille dans ceux du maître pour ne plus les quitter.
— Parce que c’est à nos erreurs que l’ennemi s’attache, et qu’ainsi il nous les désigne.
— Pas mal, mais tes yeux me font peur. Je te l’ai déjà dit, à toi
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