L’ESPION DU PAPE
Touvenel ouvre ses serres et libère la vipère qui s’enroule autour de son cou.
Le chevalier hurle, frotte furieusement ses yeux, se débat pour sortir de l’envoûtement. Une main secourable l’aide à se redresser, celle d’un homme habillé de noir qui le contemple avec tristesse.
— Il n’y a pas de mystère dans l’invisible, mon frère. Le seul mystère du monde, c’est le visible.
Philippe de Paunac prend sa figure entre ses mains, comme il le ferait pour un enfant. Touvenel, épuisé, se laisse faire.
— Mais où est le visible ? murmure-t-il sans comprendre.
Il voit Constance s’approcher de lui et le serrer dans ses bras. Perdu, il enfouit son visage en larmes contre son ventre, entre les plis de sa tunique, les bras accrochés à ses hanches.
Personne ne semble se poser de questions sur la présence chez les Paunac de Stranieri, ni s’étonner que ce prétendu troubadour soit aussi un virtuose du combat. Les règles de l’hospitalité cathare sont telles qu’elles font déjà de lui un familier de la maison. Ce midi, le père de famille, un coin de serviette sur l’épaule et le pain du dîner enveloppé d’un linge blanc dans la main gauche, prend le temps de terminer la seule prière usitée chez les « bons hommes », un Pater :
— Que j’ai de joie de songer que le ciel où vous êtes doit être un jour ma demeure. Ne refusez pas à vos enfants la nourriture spirituelle et corporelle. Soutenez-nous dans les tentations et dans les maux de cette misérable vie ; mais préservez-nous du péché. Ainsi soit-il .
Tous, autour de la table, s’embrassent avant de s’asseoir sur les bancs. Seul Paunac reste debout à couper le pain en larges tranches. Il prend la première pour lui et distribue les autres dans l’ordre d’ancienneté des convives. Il s’assoit à son tour, devant un simple bouillon chaud ; les autres ont droit aux poissons, aux légumes et au vin. Empreinte de réserve et de dignité, cette assemblée dans la salle commune aux murs noircis par les flammes paraît quasiment irréelle à Stranieri. Mis à part Amaury et Touvenel, il ne sent chez ses participants aucune acrimonie, aucun esprit de vengeance contre les assaillants de la nuit passée.
— Pour vous, l’âme se réincarnerait donc après la mort, dans un corps d’une nature différente ? demande-t-il à Paunac, reprenant une conversation entamée le matin.
— Bien entendu. Elle le fait même toujours dans un corps de nature différente. Vous avez sans doute remarqué Salomon, le maréchal-ferrant du village qui lançait ses brandons sur les assaillants ?
Stranieri hoche la tête affirmativement, Paunac poursuit :
— Il a toujours prétendu avoir été un cheval dans une autre existence. Un jour, m’a-t-il dit, il avait perdu un fer dans la montagne. Eh bien, dernièrement, en passant au même endroit avec son apprenti, il s’en est souvenu et lui a assuré : « C’est par ici que j’ai perdu un fer, au sabot avant gauche, quand j’étais cheval. Il était parti, car les poinçons s’étaient usés, et il ne restait plus qu’un clou pour le tenir. » Ils ont cherché tout autour d’eux, et, bien que la végétation ait changé en une génération, ils ont retrouvé le fer, rouillé, à demi masqué par un bouquet d’épineux. Il y restait bien un seul clou dans le bord extérieur. Salomon a alors enlevé son brodequin du pied gauche et montré à son apprenti une large cicatrice dans la corne de son propre talon.
Stranieri en reste pensif, partagé entre l’amusement et l’incrédulité. Après tout, il est déjà tellement mystérieux d’être né une fois. Pourquoi le serait-il davantage de renaître à plusieurs reprises ? Cette théorie ne lui déplaît pas. Il pourrait même la mettre assez facilement au service de sa propre conception d’un univers qui n’aurait ni début ni fin, mais existerait de toute éternité et serait en perpétuel changement. Un univers dont la substance même constituerait ce que les religions appellent Dieu.
— Et combien de fois devons-nous nous réincarner, d’après votre religion ? demande-t-il à Paunac.
Le Parfait jette quelques morceaux de pain et une noix dans son bouillon avant de répondre :
— Quand vous dites « nous », vous voulez en réalité parler de notre âme. Elle seule est une créature céleste, l’émanation du Dieu bon, une parcelle de substance divine qui a été emprisonnée dans un
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