L’ESPION DU PAPE
les sourcils à Paunac. Un murmure de désapprobation parcourt la tablée. Amaury n’en a cure. S’adressant de nouveau à Touvenel, il reprend :
— Sans doute y a-t-il deux Églises : l’une qui possède et écorche, l’autre qui pardonne. Mais nous, jeunes cathares, pensons que le temps de la fuite est révolu et qu’il nous faut des armes et des hommes. Et, quand je dis « des hommes », je pense à des hommes capables de se battre. D’ailleurs, monseigneur, n’avez-vous pas le devoir de protéger le simple peuple qui vit sur vos terres contre les exactions des brigands et des criminels ?
Un silence gêné tombe sur la tablée. Chacun semble redouter que Touvenel réagisse mal à cette apostrophe un rien insolente. Le chevalier, après avoir jeté un regard sur Yasmina dont le visage exprime clairement son soutien à ce qui vient d’être dit, se contente de soupirer :
— Je ne saurais te donner tort, mon garçon. Tu oublies seulement que je n’ai plus ni argent ni hommes d’armes, ni aucun moyen de guerroyer.
— Vous disposez toujours de ce qui est le plus précieux : votre savoir, monseigneur. Apprenez-nous à nous battre !
Touvenel, un instant interloqué, aimerait avoir l’avis de quelqu’un de plus responsable que ce jeune va-t-en-guerre.
— Qu’en pensez-vous, monsieur de Paunac ?
Comme le maître de maison reste muet, Yasmina intervient à sa place.
— Père, ces « bons hommes » qu’on dit hérétiques sont comme mes frères de race et de religion que vous êtes venus tuer quand vous portiez la croix, avant de vous changer et de devenir bon.
Touvenel, touché d’avoir entendu la jeune femme utiliser pour la première fois le mot de « père », lui sourit et murmure :
— C’est bien pourquoi, ma fille, je n’ai plus le goût de défendre une religion contre une autre. Votre Église, dit-il à Paunac, a fini par me convaincre que Satan a réussi à tromper la nôtre en nous imposant pour chef l’Antéchrist.
Stranieri ne peut retenir sa surprise.
— Innocent III, l’Antéchrist !
— « Innocent » ! ricane Touvenel. Innocent de quoi ? N’est-ce pas lui qui a lancé cette croisade monstrueuse qui restera la honte de notre chrétienté pour les siècles des siècles ?
— Pour la honte, je vous l’accorde. Mais vous oubliez que ce sont les Vénitiens qui nous ont trompés. Le pape n’était pour rien dans le détournement de son expédition sur Constantinople. Vous en savez quelque chose, puisque vous y étiez !
— Quelle différence cela fait-il ? Au lieu de mettre à sac Constantinople, nous en aurions fait autant à Jérusalem, vous le savez bien.
Un silence de mort est brusquement tombé sur la tablée.
— Allons ! Buvons, plutôt que de nous disputer ! conclut Touvenel en resservant Stranieri. Cette veillée n’est pas propice aux échanges, mais au recueillement. Pardonnez-nous, monsieur de Paunac ! En vérité, le mal est dans ce besoin qu’ont les catholiques de vouloir à tout prix rendre les autres pareils à eux.
Stranieri vide son verre d’un trait, le repose et murmure :
— Je crains fort qu’un être possédé par une croyance, quelle qu’elle soit, et qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres, ne soit une créature inconnue sur cette terre.
Le silence revient dans la salle. Chacun s’absorbe dans ses pensées. Au bout de quelques instants, le chevalier ne peut s’empêcher de reprendre la parole, en marmonnant comme pour lui-même :
— N’importe, il est joli, ce nom d’Innocent ! Un nom plein d’ironie pour un criminel. Convenez qu’il n’y a vraiment que le Malin pour avoir pu l’inspirer.
Stranieri revoit l’accession d’Innocent III au pontificat de Rome, dix ans plus tôt, après un vote mouvementé. Il se souvient des intrigues qu’il a menées en sa faveur au palais du Latran pour discréditer certains candidats qui menaçaient de l’emporter, en acheter d’autres contre la promesse de postes convoités, et mener tambour battant une campagne de rassemblement d’une majorité de cardinaux autour de l’idée de paix universelle. Un bon thème, toujours payant, celui de la paix universelle ! L’homme n’en a jamais trouvé de meilleur pour déclencher les guerres. Stranieri n’était pas encore le chef des services secrets, mais servait de conseiller, de rabatteur et d’inventeur d’idées pour le compte de son ami Lotario. Ce prénom d’Innocent, c’est
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