L’ESPION DU PAPE
notre coupable idéal : un croisé ! Un pur et dur soldat de la foi, assassin de deux prêcheurs de la paix ! Qui plus est, de sa propre religion ! Un comble d’absurdité ! Et impossible d’en accuser les cathares ! La mort de nos deux prédicateurs ne pourra apparaître aux yeux des extrémistes catholiques ou cathares que comme une démonstration de la stupidité absolue des intolérances. Je te prédis du coup la mise à l’index de tous les excités, un millier de conversions d’hérétiques, et un arrêt immédiat, même s’il n’est que provisoire, des persécutions contre eux.
Yong s’enferme dans une bouderie morose. Stranieri l’observe un moment, puis concède :
— C’est digne de l’école byzantine, mais beaucoup plus sûr que de compter sur une dénonciation de ce Touvenel pour sauver in abstracto les cathares d’un holocauste. Je ne crois pas aux causes abstraites, tu le sais bien. Pas trop non plus au sacrifice d’un individu pour une collectivité. Tandis que se sacrifier pour sauver un individu précis auquel on est attaché par des liens familiaux ou sentimentaux, oui, ça, je peux y croire.
Yong persiste à rester enfermé dans son mutisme.
— Pourquoi me fais-tu cette tête ? Que désapprouves-tu encore ? Qu’il y ait trois morts ? Mais Dominique et l’évêque d’Osma sont des soldats du Christ, ils savaient donc bien en choisissant leur vocation qu’ils pouvaient un jour ou l’autre être tués pour leur foi. Ce devrait même être un honneur. Que dis-je ? Une joie pour eux, de suivre par leur martyre les traces des premiers chrétiens. D’autant qu’ils ne souffriront même pas, puisqu’ils seront déchiquetés par l’explosion. C’est tout de même moins pénible que d’être dévoré par des lions. Et puis, songe à l’avantage pour notre sainte Église de retrouver des petits morceaux de leurs personnes disséminés un peu partout : nos frères prêcheurs pourront en faire quelques centaines au moins de saintes reliques qui leur seront d’un commerce profitable et serviront à l’édification des foules. Pour Touvenel, j’admets que c’est un peu injuste, lui qui a déjà tant souffert. Mais je suis persuadé qu’il trouvera une satisfaction secrète à marcher au supplice en sachant qu’il sauve ainsi son futur gendre d’une mort certaine et probablement aussi toute la communauté hérétique d’un abominable massacre. Un massacre qu’espère justement Guillaume de Gasquet en obligeant le pape à déclencher une croisade. Oui, vois-tu, mon instinct me dit que cet homme a en lui, profondément ancré, le goût du sacrifice. Il aime souffrir, cela se sent quand on lui voit faire des yeux de cerf enamouré à cette Constance de Paunac. Dans les trois cas, en fin de compte, ne vois-tu pas que nous conférerons à ces hommes un sens à leur vie ? Non, vraiment, tu n’as aucune raison valable de me faire cette tête !
Tandis que la charrette conduite par Yong s’éloigne dans le soleil couchant, les habitants de Savignac, épuisés par ces deux journées passées à batailler et à soigner leurs blessés, sont allés se coucher.
Seul Amaury ne parvient pas à dormir, encore tout agité par l’accord que son père lui a donné pour recevoir de Touvenel l’enseignement du maniement des armes. Il a eu beau lui promettre qu’il ne ferait que répondre et n’attaquerait jamais, il ne rêve que d’en découdre avec ces misérables qui massacrent les siens. Et tous ces prêcheurs de paix hypocrites qui ne font que les endormir pour mieux pouvoir les égorger, comme ce Dominique ou cet évêque d’Osma !
Pour se calmer, Amaury va s’asseoir au fond du jardin à l’arrière de la maison, sur le rebord du lavoir. Une lueur scintille comme une étoile à travers la toile translucide d’une des fenêtres de l’étage. Il voit se dessiner en contre-jour l’ombre de Yasmina qui se déshabille. Fasciné, il ne peut détacher son regard de cette silhouette aux formes parfaites qui ondule à quelques pas de lui. Cette taille fine, ces cuisses longues, ces hanches adorables ! Comme un somnambule, il revient vers la maison. Il monte silencieusement l’escalier jusqu’à la chambre de la jeune fille. Il trouve la porte entrouverte. Yasmina l’aurait-elle fait exprès ?
Devant la lueur étroite de la chandelle qui l’a guidé depuis le dehors, il la voit se dévêtir entièrement, défaire ses longs cheveux, passer sa main dans leurs
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