L’ESPION DU PAPE
préfère repartir et presser le pas. Les cailloux continuent de voler. Frère Dominique lève les yeux vers le ciel.
— Mon Dieu, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Ce sont des âmes perdues, mais je vous les ramènerai, dussé-je y passer le restant de ma vie !
Un petit groupe de femmes revenant du lavoir, effrayé par le spectacle, s’engouffre précipitamment dans une ruelle et disparaît.
Quand Touvenel débouche sur la place, une pierre cogne le front du moine, un filet de sang coule sur son œil. Dominique titube et s’agenouille, les mains vers le ciel.
— Seigneur, donnez-moi la force de continuer de prêcher. Que le ciel qui a obscurci leurs âmes se déchire et les laisse vous apercevoir dans toute votre splendeur !
Des éclats de rire ponctués de jurons lui répondent. Frère Dominique joint les mains, baisse la tête et s’absorbe dans une prière à voix haute :
Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix
Là où il y a la haine, fais-moi mettre l’amour
Là où il y a l’offense, fais-moi mettre le pardon
Là où il y a l’erreur, fais-moi mettre la vérité
Cette posture n’en excite que davantage les jeunes cathares. Amaury et l’un de ses compagnons s’avancent vers le moine. Ils l’empoignent par les bras, les lui tordent en arrière et l’obligent à toucher le sol de la tête.
— Abjure ta foi satanique ! commande Amaury.
Frère Dominique, le visage écrasé dans la poussière, se contente de répéter plus fort :
— Pardonne-lui, Seigneur ! Pardonne-lui, Seigneur, il ne sait pas ce qu’il fait !
À quelques pas de là, Touvenel, figé, observe la scène sans réagir, partagé entre le dégoût que lui inspire la brutalité grandissante des jeunes cathares et le malaise qu’il éprouve devant l’attitude exagérée du moine. De plus en plus furieux, Amaury lui tire les cheveux en arrière et plante ses yeux dans les siens.
— Renie les sacrements ! Renie l’eucharistie !
Dominique se contente de lui sourire. Trois jeunes les entourent. L’un d’eux crie :
— Même si le corps de ton Christ était plus énorme que le pic de Nore, il n’en reste sûrement rien depuis que tes prêtres en mangent !
Et un autre, gloussant de rire :
— Tes hosties sont comme des tranches de rave ! Veux-tu que j’aille t’en tailler une pour te la faire manger ?
— Quand tu bois ton vin de messe, si c’est le sang de ton Christ, ne te sens-tu pas comme un vampire ? renchérit le troisième.
Dominique persiste à les regarder, l’air extatique, en marmonnant une autre prière. Aidé d’un de ses compagnons, Amaury prend un plaisir évident à lui tirer de plus en plus fort les bras en arrière. Malgré la douleur que lui procure ce simulacre d’écartèlement, le moine lève de nouveau les yeux au ciel.
— Si c’est ma vie que vous souhaitiez prendre en m’envoyant ici, Seigneur, je vous la donne bien volontiers. Faites qu’ils m’arrachent les membres l’un après l’autre ! Je veux n’être plus qu’un tronc, sans bras ni jambes. Qu’ils me crèvent les yeux ! Qu’ils me roulent dans mon sang pour votre plus grande gloire ! Ô, Seigneur, faites-moi martyr pour vous !
Cette fois, Touvenel sent qu’il se doit d’intervenir pour éviter que l’altercation ne dégénère en massacre. Il sait trop, par expérience, que la torture, passé un certain seuil, ne peut plus trouver d’autre issue que le meurtre.
— Ah ! tu souhaites devenir martyr ! hurle Amaury dans l’oreille de Dominique.
Il lui décoche une claque qui l’envoie rouler au sol. Le moine s’y allonge tout entier, la face contre terre. Amaury tourne autour de lui, essayant de saisir son regard.
— C’est ça que tu aimes, patauger dans la fange ? Jouer les victimes ?
Un autre se penche sur Dominique.
— Les martyrs, d’ordinaire on leur roussit le fondement.
— Très bonne idée ! renchérit Amaury.
Il arrache des branches encore feuillues du chêne foudroyé et se précipite vers la forge pour l’allumer au feu du maréchal-ferrant. Dans son délire vengeur, le jeune homme n’a pas vu Touvenel s’approcher de lui. Le chevalier saisit brutalement le bras de l’incendiaire, lui fait lâcher sa torche improvisée et la piétine. Amaury, sidéré par cette intervention, n’a pas le temps de voir arriver la gifle magistrale qui l’envoie tituber et s’écrouler quelques pieds plus loin. À moitié assommé, il reste
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