L’ESPION DU PAPE
manœuvre. Il n’a que dix hommes avec lui, tandis que l’autre dispose au moins du double, et mieux armés que les siens.
— Gasquet, je vous le redis une dernière fois : vous n’êtes pas en charge de l’Église. Ce n’est donc pas à vous de décider de ce qu’il est bon ou mauvais de faire pour le salut des âmes.
— Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un épiscopat qui laisse le ver de l’hérésie ronger notre foi. Au moins aurai-je tenté de m’opposer à la progression des forces démoniaques !
— En tuant des innocents ?
— Si j’ai pu tuer parfois un innocent, j’en ai sauvé dix dans le même temps. Le seigneur me les comptera, à l’heure du Jugement dernier, comme il vous comptera tous ceux que vous avez perdus par vos lâches complaisances.
Castelnau a bien envie de briser là cet entretien. Il l’a provoqué comme une dernière tentative de ramener à la raison ce fou furieux, dans l’espoir qu’aucun fâcheux incident n’éclate avant le prochain débat de l’abbaye de Fontfroide. Il ne se sent décidément pas l’homme de la situation. Il est trop vieux pour conduire ces missions politiques, il l’a déjà dit à Stranieri l’autre jour. Le Saint-Père doit choisir pour légats des hommes plus jeunes et plus confiants dans la nature humaine. N’avait-il pas lui-même moins de quarante ans, lorsqu’il a accédé au pontificat ? Lui, Castelnau, n’aspire qu’à retrouver au plus vite sa vie de méditation et de silence. Sans compter que sa vessie le fait terriblement souffrir. Il éprouve une furieuse envie de descendre de cheval pour se soulager, mais il craint de se mettre encore plus en position de faiblesse face à ce soudard imbécile. Avant d’abandonner tout à fait, il tente un dernier raisonnement, plus politique celui-là.
— Vos exactions ne peuvent aboutir qu’à faire éclater une guerre entre catholiques et cathares.
— Si cette guerre doit éclater, qu’elle éclate !
Castelnau doit faire effort sur lui-même pour ne pas perdre son calme.
— Vous raisonnez bien mal. Que croyez-vous qu’il adviendrait si un tel conflit éclatait en ce moment ?
— Il serait l’occasion d’extirper définitivement de nos terres cette religion satanique.
Castelnau ne peut cette fois retenir sa contrariété.
— Le comte de Toulouse sera du côté des cathares et l’Aragonais le soutiendra. Notre parti ne sera pas en mesure de lui tenir tête. Ses barons et ses vicomtes nous écraseront.
Gasquet ébauche un sourire.
— Si les hérétiques en arrivaient à prendre le dessus sur nos propres forces, je suis sûr que notre Saint-Père en appellerait à un vaste mouvement de la chrétienté pour se porter à notre défense.
— Une nouvelle croisade ! Vous croyez cela ? Des chrétiens contre des chrétiens ! Vous avez perdu la raison.
Le sourire du seigneur de Puech s’élargit davantage.
— Si je ne le croyais pas, je n’aurais plus qu’à penser, comme ces hérétiques, que notre pape est l’Antéchrist, et ses représentants comme vous des diablotins pervers.
Castelnau ne tressaille même pas sous l’offense. D’un homme tel que ce Gasquet, il ne peut guère s’attendre à autre chose. « Est-il un complet imbécile, ou se joue-t-il de moi, parce qu’il dispose d’un accord secret avec le comte de Toulouse qui lui aurait promis de le protéger ? » se demande-t-il. Pour ne rien avoir à se reprocher, il tente une ultime menace :
— Vous oubliez que vous n’êtes pas vous-même un modèle de vertu ni d’observance des préceptes les plus sacrés de notre sainte Église.
— Auxquels pensez-vous ?
— À presque tous.
— Ai-je enfreint un seul d’entre eux ?
— Le premier commandement ne déclare-t-il pas : tu ne tueras point ?
— Je vous l’ai dit, je n’ai tué que lorsqu’il s’est agi d’éliminer ceux qui refusaient de baiser la sainte Croix.
— Vous en oubliez d’autres, que vous avez commis sans aucune raison purificatrice, mais seulement pour assouvir vos instincts les plus bestiaux. Meurtres, viols et pillages ne sont que quelques-uns de vos méfaits les plus ordinaires.
Gasquet s’est raidi, faisant visiblement effort sur lui-même pour ne pas exploser. Castelnau fait signe à ses hommes, à l’écart, de revenir vers lui pour le protéger. Les cavaliers se rapprochent. Gasquet se retourne aussitôt vers les siens, prêts eux aussi à intervenir. D’un geste de la main,
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