L’ESPION DU PAPE
ravageur ? Lotario, lui au moins, a atteint ce dont il a toujours rêvé : le pouvoir suprême au sein de l’Église catholique, et peut-être même – qui sait s’il y parviendra ? – sur le monde.
Si la disproportion entre l’infinité de l’univers et l’étroitesse de leurs existences personnelles porte souvent certains êtres vers la foi, elle a produit en Stranieri l’effet contraire.
Un beau matin, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi, il a découvert qu’il ne croyait plus en rien, et surtout pas en Dieu. À moins que Dieu ne fût le monde lui-même ? Pensée hautement hérétique, il le sait, et dont il se garde bien de faire état, préférant mourir de mort naturelle plutôt que sur un bûcher. Il ne s’est jamais confié à ce sujet, pas même à Lotario, bien qu’il devinât que ce dernier, tout comme lui, ne croyait plus en Dieu depuis fort longtemps. Comment pourrait-on d’ailleurs être pape et croire en Dieu ? Stranieri sourit à la pensée de cet absurde oxymore. C’est donc seul avec lui-même qu’il a d’abord essayé de lutter contre la mélancolie torturante qui l’envahissait à mesure qu’il progressait vers la certitude que le monde n’avait jamais été créé, mais existait de toute éternité. Peu à peu, il s’est résigné à vivre avec cette absence de cause, s’y abandonnant comme on s’abandonne au mystère d’une beauté étrange et maladive quand on ne peut ni la comprendre ni l’expliquer, mais seulement la constater et l’admettre.
Au sentiment de dérision qui s’en est suivi s’est ajouté celui qui résulte de l’identité de toute chose. Car, quels que soient les pays où ses missions l’entraînaient, il a très vite réalisé que tout était pareil, toujours et partout. Que les hommes surtout étaient les mêmes : imbéciles ou sages, avares ou généreux, salauds ou honnêtes. Ses multiples voyages lui ont donc au moins fait comprendre une chose : c’est qu’il ne sert à rien de bouger. Il n’éprouve plus à présent qu’une condescendance amusée pour ceux qui se laissent séduire par l’exotisme des contrées étrangères. Il déteste de toute son âme le pittoresque qui masque l’invariant, l’anecdotique qui détourne de l’essentiel. Et puis, pourquoi s’agiter à courir derrière un bonheur qui n’existe nulle part, mais que chacun se doit de créer pour lui-même ? Il s’est vite convaincu, à force d’errances, qu’il n’existait pas d’endroits spécialement destinés à faire des hommes des êtres heureux. Aussi, à quoi bon changer de pays, traverser des mers ou des fleuves, passer des montagnes, si l’on n’est pas d’abord capable de regarder à l’intérieur de soi et surtout de se transformer ?
Il fallait aussi être bien stupide pour croire qu’il pouvait exister des choses fondamentales, essentielles, ou même seulement importantes, ailleurs que là où les hasards de la naissance vous avaient placé. La seule diversité qu’il a rencontrée au cours de ses voyages est celle des superstitions et des langages. Mais pourquoi se plier à d’autres conventions ou apprendre d’autres idiomes, si c’est pour découvrir au bout du compte les mêmes éclairs d’intelligence ou les mêmes stupidités : ceux qu’on peut si facilement trouver chez soi et sans bouger ? Encore une fois, partout les mêmes criminels et les mêmes voleurs, les mêmes bienheureux et les mêmes saints. Partout la même soif du pouvoir chez les uns, la même acceptation de se soumettre chez les autres. C’est peut-être désolant, peut-être réconfortant, à chacun d’en juger selon sa nature. Le seul vrai mouvement est celui qu’on effectue sur place, pense-t-il à présent. Quelque chose comme une rotation. Et c’est pourquoi la danse lui paraît finalement le remède le plus efficace au désespoir que créent en l’homme la sensation de sa finitude et l’ennui de la répétition. Décidément, en ne se choisissant pas troubadour et danseur, il a peut-être raté sa vie.
Sur cette pensée nostalgique, Stranieri remplit ses poumons d’air frais, esquisse un entrechat joyeux, constate en retombant que ses genoux sont toujours aussi solides et reprend sa marche vers le bourg où il sait pouvoir trouver aujourd’hui le comte de Toulouse. Ce matin, il s’est déguisé en bourgeois occitan, à la mode cathare, surcot et tunique de lin noir. Il sort de la sacoche de cuir accrochée à sa ceinture la bague
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