L’ESPION DU PAPE
s’ouvre pour recevoir en son centre celui qui paraît être leur chef. Elle reconnaît le seigneur qu’elle a déjà vu sur la place de l’église s’affronter à son père, quelques semaines plus tôt. Il a près de lui l’homme à la jambe plus courte que l’autre, celui qu’Amaury avait reconnu sur la place du village, à sa façon de monter son cheval de travers.
Soudain surgit un autre personnage, vêtu d’une riche robe de prélat, escorté de dix cavaliers en armes. Il s’avance lentement à la rencontre des hommes en blanc. Malgré l’autorité qu’il affiche sur son visage, Yasmina le sent nerveux, comme sur la défensive. La façon dont ses hommes l’escortent en le protégeant de près contraste si fortement avec la désinvolture des cavaliers blancs qu’elle s’étonne d’une telle rencontre entre un homme qui pourrait bien être un représentant de l’épiscopat et le chef d’une bande de tueurs.
Yasmina ignore qu’Amaury, dissimulé derrière des taillis de l’autre côté de la clairière après l’avoir attendue là depuis le matin, assiste lui aussi à la rencontre. Il a ainsi pu vérifier ce dont il se doutait : le chef des cagoulés blancs n’est autre que Gasquet, le seigneur de Puech.
Amaury a reconnu aussi le légat du pape, Pierre de Castelnau, à sa haute silhouette maigre, son nez en bec d’aigle, ses yeux enfoncés dans les orbites, ses joues et son front creusés de rides. Il l’a déjà aperçu en compagnie de l’évêque d’Osma et de frère Dominique, lorsqu’il prêchait avec eux sur les places des villages. Vraies ou fausses, on colporte chez les cathares les plus horribles histoires sur lui. Certains disent que, dans son abbaye de Fontfroide, il a fait passer au fil de l’épée des « bons hommes » et des « bonnes femmes » avec leurs enfants, après les avoir fait juger et condamner pour sorcellerie. À présent, bien qu’il ne puisse entendre ce qu’ils se disent, Amaury ne doute plus que Castelnau soit en train de monter avec Guillaume de Gasquet une de leurs criminelles opérations contre les siens.
Il serait bien étonné par la réalité de l’entretien. Car Castelnau n’est pas venu ici pour sceller une alliance avec le seigneur de Puech, bien au contraire. Les deux hommes, détachés de leurs escortes, discutent en tête à tête. S’il avait l’oreille assez fine, Amaury pourrait entendre une négociation qui n’a rien d’aimable.
— Seigneur de Gasquet, vous vous prétendez un catholique fidèle à l’Église de Rome. Vous devez donc, non seulement m’écouter comme son représentant, mais vous soumettre à ce que je vous demande.
— Je vous obéirais bien volontiers, Excellence, si j’étais certain que ce que vous me demandez est conforme aux préceptes de l’Évangile et aux enseignements de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Comment osez-vous en douter ?
Un rictus ironique se dessine sur le visage de Gasquet.
— Tous les esprits peuvent un jour s’égarer, même les plus saints.
Castelnau encaisse la remarque et renonce à la relever.
— Nous sommes au courant de vos expéditions punitives contre les cathares. Sachez qu’elles contrarient la mission de pacification qui m’a été confiée par le Saint-Père. Je vous demande d’y mettre un terme.
— Ce que vous appelez des expéditions punitives ne sont en réalité que des missions d’évangélisation. Grâce à elles, une bonne centaine d’hérétiques est revenue dans les chemins de Notre-Seigneur. Ils ont accepté d’embrasser de nouveau la sainte Croix qu’ils rejetaient.
— Et les autres ?
— Quels autres ?
— Ceux que vous avez tués.
— J’ai tué le démon qui était en eux.
— Et leurs âmes ?
— Elles brûlent probablement en Enfer, aux côtés de celles des infidèles que nous avons occis en Terre sainte. Mais les autres au moins seront sauvées jusqu’à la fin des temps.
Castelnau prend quelques instants pour scruter le faciès plein de contentement de son adversaire. Face à des hommes tels que ce seigneur et à leurs certitudes, il devine qu’il n’est guère d’autre issue que leur assassinat pur et simple pour les mettre hors d’état de nuire. Et il s’y résignerait volontiers tout de suite, si les forces respectives étaient à son avantage. Malheureusement, un coup d’œil sur la troupe armée de pied en cap de son adversaire ne lui laisse guère d’illusions sur ses possibilités de
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