L’ESPION DU PAPE
capables de tout, même d’engager une Sarrasine pour nous espionner. Si les infidèles rallient les hérétiques, à quand l’invasion de notre pays par ces chiens de musulmans ? Que personne n’y touche, ordonne-t-il à ses hommes. Je la sens farouche et pleine de vigueur, je les aime comme ça. Je me la réserve.
Amaury ne peut que suivre à distance les hommes de Gasquet. Ils traînent Yasmina derrière leurs chevaux, les mains prises dans une corde attachée à une selle. Que tenter contre deux soudards bien équipés et rompus à l’exercice des armes ? Il a réalisé, pendant la nuit terrible de Savignac, la limite de ses possibilités. Si Touvenel n’était pas venu à son secours, il ne serait plus de ce monde. Aujourd’hui encore, il n’a qu’une ridicule dague à opposer aux grandes épées à double tranchant et aux poignards affilés. Mais que lui importe la vie, si on lui enlève Yasmina ? Ne vaut-il pas mieux mourir que se résigner ? Car sans Elle je ne puis vivre, tant j’ai pris de son Amour grand-faim.
22.
Au lendemain d’avoir quitté Touvenel, Stranieri fait une halte au sommet d’un promontoire et contemple l’immensité de la garrigue qui s’étend devant lui. Recouverte d’une fine couche de gel matinal, la plaine qu’il va devoir traverser pour se rendre au bourg de Lagarde lui paraît désertique et désespérante. Il se demande si le sentiment de l’infini que lui communique ce paysage n’accroît pas celui, de plus en plus douloureux, de ses propres limites. La vérité est qu’il lutte contre le dégoût qui l’a peu à peu envahi depuis qu’il a pénétré ce Languedoc où il a constaté qu’intolérance et incompréhension agitaient les deux camps et rendraient sans doute impossible à long terme leur rapprochement.
Quelques jours auparavant, dans l’abbaye qui lui sert de contact secret, Innocent III lui a fait parvenir une missive qu’il doit remettre au comte de Toulouse Raymond VI pour le sommer une dernière fois de retirer toute protection aux hérétiques. Stranieri sait que, parallèlement, Castelnau a reçu mission d’obtenir de Guillaume de Gasquet qu’il abandonne ses provocations contre les cathares. La tactique du pape n’est pas malhabile : d’un côté, faire sentir à ces derniers leur fragilité si l’envie leur prenait de se montrer trop orgueilleux ; de l’autre, faire cesser les agissements contre eux des extrémistes catholiques. Si ces deux démarches réussissent, pense Stranieri, les esprits peuvent se calmer d’eux-mêmes, au moins un certain temps, sans qu’il ait besoin de mettre en œuvre les moyens envisagés avec Yong lors du prochain débat de Fontfroide. Il a compris qu’en le choisissant pour porter cette missive à Raymond VI, le Saint-Père a voulu manifester en même temps qu’il retirait sa confiance à Castelnau pour négocier désormais avec le comte de Toulouse. Il sanctionne ainsi l’échec de son légat et oblige l’orgueilleux seigneur à rallier la coalition antihérétique montée autour de ses vassaux quelques mois plus tôt.
Une fois de plus – mais c’est une constante désormais à chacune de ses missions – Stranieri éprouve une grande lassitude. Il n’en comprend que mieux le découragement que Castelnau lui a exprimé l’autre jour en lui parlant de son désir de se retirer des affaires pour se livrer à la méditation et à l’étude. Lui-même n’est pas loin de penser qu’il n’aurait peut-être jamais dû choisir de consacrer sa vie à la religion, et encore moins être un agent secret au service du Saint-Siège. Mais a-t-il vraiment eu la possibilité de choisir ? Son origine modeste ne lui permettait pas d’espérer une carrière dans les cercles du pouvoir temporel, ni son manque de fortune une vie d’oisiveté. Il n’avait pas de goût non plus pour le métier des armes ou pour le travail de la terre. Peut-être aurait-il pu orienter ses pas dans une direction plus artistique, vers le métier de troubadour, par exemple ? N’avait-il pas, dans sa jeunesse, des dispositions pour la musique, la poésie et la danse ? La danse, surtout, la grâce de la danse. Pourquoi a-t-il fallu qu’il choisisse le sacerdoce et entre à la faculté de théologie ? Il est vrai qu’il croyait encore en Dieu, à cette époque, comme son ami Lotario. Quelle dérision ! Qu’y a-t-il gagné, à part des nuits de veille insupportables et la progression inéluctable d’un doute
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