L’ESPION DU PAPE
fait réunir d’urgence.
Il pense que l’âge et les soucis ont décidément bien creusé ses traits, depuis près de dix ans qu’il exerce sa charge. Ses lèvres sont plus pincées, son teint plus pâle. Du jeune pape de trente-sept ans qu’il était lorsqu’on l’a élu, il ne reconnaît guère que les yeux étirés en amande, et le même regard si vif qu’on le dit insoutenable pour ses adversaires.
Il éprouve au fond une certaine curiosité à voir se dessiner peu à peu sur ses traits son visage de vieil homme. Il se plaît même à deviner à travers lui le masque qu’il portera bientôt comme gisant, et qu’il ne pourra pas contempler. Rapidement, il rassemble ses cheveux courts derrière ses oreilles décollées et ajuste sa coiffe avant de s’adresser à son secrétaire.
— Vittorio, va me chercher mes habits de cérémonie. Et n’oublie pas de faire placer derrière le trône du Conseil l’aigle noir à damier couronné, le blason des Segni.
Resté seul avec Ambrogiani, il saisit sa crosse dorée et se lève, comme pour répéter un discours.
— J’ai la responsabilité du monde et de son avenir. Tu connais comme moi les périls qu’il encourt. Après le schisme byzantin, l’islamisme s’avance vers l’Europe. Il nous est donc impossible de tolérer en Occitanie une nouvelle Église dont la Rome serait Toulouse. Pestilentia destabilis . Heretica pravitatis …
— Bravo ! approuve Ambrogiani en applaudissant. C’est ainsi qu’il faut que tu parles à notre Conseil. Notre voix ne peut plus être celle de l’indulgence. Mais as-tu songé à d’autres alliés que le comte de Toulouse ?
Vittorio revient avec les habits de cérémonie et les présente à Innocent III, qui commence à les enfiler.
— Il faudrait une armée puissante. Au moins celle d’un prince. Je ne peux pas faire appel à l’Angleterre. Elle est passée entre les mains de Jean sans Terre ; c’est un homme vicieux et déloyal. L’Allemagne ? Elle se débat toujours dans la querelle de la succession d’Henri VI. L’Espagne bataille contre les Maures. Je ne peux demander l’appui que du roi de France ou du roi d’Aragon. Malheureusement, mes rapports avec Philippe II ne sont pas des meilleurs, depuis que je lui ai refusé le divorce avec Ingeburge de Danemark.
Ambrogiani le coupe aussitôt :
— Si tu penses faire appel au roi d’Aragon, c’est exclu.
— Pourquoi donc ?
— Le roi de France se considère toujours comme un suzerain supérieur, au moins en principe. Tu ne peux donc en appeler au roi d’Aragon sans avoir l’air de lui lancer un défi, et tu as bien trop besoin de la France actuellement, dans tes affaires anglaises et allemandes, pour courir le moindre risque d’une nouvelle discorde avec lui.
Innocent III fait la grimace.
— Tu as raison… Mais je ne peux pas risquer une démarche officielle auprès du roi de France. S’il refusait, je perdrais la face, comme avec le comte de Toulouse.
Ambrogiani sourit.
— Trouvons une solution pour l’approcher secrètement et sonder ses intentions. Tu as l’homme qu’il te faut pour cela.
Le pape hésite.
— Tu songes à Stranieri ?
— À qui d’autre ?
— Je ne sais pas s’il sera enchanté d’une telle mission. Il n’est pas, lui non plus, très apprécié par le roi de France. Il est même, si je me souviens bien, interdit de séjour dans son royaume.
Ambrogiani a un geste d’indifférence.
— Stranieri s’est sorti de situations autrement délicates. Il peut se débrouiller de tout… En particulier des interdictions.
Le pape sourit à son tour. Vittorio a fini de lui passer sa longue chape pourpre à bandes dorées sur les épaules. Il la ferme à présent sur sa poitrine avec une broche d’or, puis lui enfile le pallium blanc à croix noires autour du cou et se hausse sur la pointe des pieds pour le coiffer de sa haute et lourde mitre incrustée de motifs géométriques à filets d’or.
Ambrogiani observe ce cérémonial auquel il est habitué, et attend que le pape donne son assentiment. Mais le silence se prolonge. Quelque chose semble de nouveau préoccuper Innocent III. Le cardinal n’aime pas ces moments où le Saint-Père s’enfonce dans la mélancolie. Il sait qu’ils sont parfois annonciateurs de grandes colères ou de décisions si brutales que le Saint-Siège est presque toujours amené par la suite à les regretter.
— À quoi penses-tu, Lotario ?
Il l’a appelé
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