L’ESPION DU PAPE
par son prénom, car il sait que cette marque d’affection peut lui réchauffer le cœur lorsqu’elle provient de ses intimes. À condition bien sûr qu’ils n’en usent jamais devant un tiers. Il y a bien pour l’instant un tiers avec eux, mais ce n’est pas un tiers comme les autres. Pas même un homme comme les autres. Non, Vittorio ne compte pas. Le pape ne devrait pas être offensé par cette familiarité devant son castrat.
Innocent III a relevé la tête et fixe son cardinal droit dans les yeux.
— Je pense qu’avant d’envisager des moyens plus extrêmes, il me faut d’abord adresser au comte de Toulouse une condamnation ferme et théologiquement étayée de l’hérésie, et envisager une riposte proportionnée à l’insolence qu’il vient de me manifester.
— Pour la théologie, ce n’est pas sur Stranieri qu’il faut compter. Ce sont des affaires auxquelles il ne comprend rien. Ni sur moi, d’ailleurs, pour être tout à fait franc.
— Qui verrais-tu d’autre ?
Ambrogiani fait mine de réfléchir et lance :
— Il y a bien le cardinal Luciani.
Le pape a un mouvement d’impatience.
— Ah non ! Pas ce pisse-froid qui passe son temps à lisser du plat de la main ses cheveux gras, pour que chacun remarque à quel point sa chevelure est abondante ! Et cette façon qu’il a de rejeter la tête en arrière pour faire flotter ses mèches devant ses yeux ! Je ne le supporte pas.
— Dommage. C’est un fin débatteur.
— Il y en a d’autres que lui.
— Il est capable de découper en mille le quart de la patte d’une mouche.
— Je n’ai que des gens comme cela autour de moi !
— Eh bien, moi, je ne donnerais pas cher des arguments de ces hérétiques, lorsqu’il serait passé dessus.
Innocent III reste un moment silencieux, puis lâche, mécontent :
— Tu as raison, comme toujours. Mais je ne l’aime pas.
Ambrogiani sent qu’il a gagné. Il fera valoir à Luciani que, sans lui, le pape ne l’aurait jamais choisi. Luciani n’est pas un ingrat. Il saura le récompenser par un retour de faveur, un jour ou l’autre. Ambrogiani ne sait pas encore laquelle, mais peu importe.
Innocent III va s’asseoir dans son fauteuil aux bois incrustés d’or.
— Si tu crois que j’allais faire confiance à Stranieri pour les arguments théologiques ! ironise-t-il. Tu oublies que nous avons fait nos études ensemble, à la faculté de Paris. Je suis bien placé pour savoir qu’il copiait toutes ses réponses par-dessus mon épaule, lorsque nous étions assis l’un près de l’autre. Et si je ne les lui avais pas soufflées, en me cachant derrière son dos lorsque nos saints maîtres l’interrogeaient, où en serait-il ?
Ambrogiani confirme de la tête.
— Il sait reconnaître lui-même qu’il te doit tout, Lotario.
— Oui, tout.
— Enfin, presque tout, tempère Ambrogiani.
— Pourquoi : presque ?
Ambrogiani ne peut s’empêcher de taquiner ce Saint-Père qu’il sait si orgueilleux.
— Reconnais que, s’il n’avait pas été à ton service, il aurait quand même pu faire une petite carrière.
— Petite, alors.
— Politique, au moins.
— Tu crois ?
Ambrogiani préfère ne rien répondre. Il sait que le Saint-Père est toujours profondément agacé quand on met trop en valeur devant lui les mérites de son plus vieil ami. Comme s’il craignait qu’on pût penser que, si Stranieri l’avait voulu, il aurait fait une carrière plus brillante que la sienne au sein de l’Église.
Comme Ambrogiani continue de se taire, Innocent III insiste :
— Quel genre de carrière politique, d’après toi ?
— La diplomatie, bien sûr.
Innocent III sait que son cardinal a raison. Mais il ne peut s’empêcher de simuler l’étonnement.
— Ah oui ?
— Tu aurais pu le retrouver en face de toi comme conseiller de l’un de tes rivaux. L’empereur d’Allemagne ? Peut-être même le roi de France, justement ?
Innocent III ne semble pas trouver l’hypothèse amusante. Ambrogiani ne peut s’empêcher de le taquiner davantage.
— Supposons que Stranieri soit le conseiller secret du roi de France et que ce soit lui qui soit chargé de répondre au légat que tu enverrais à son souverain. Que lui dirait-il, à ton avis ?
— Arrête, avec tes hypothèses, lui répond Innocent III avec un haussement d’épaules. On peut tout imaginer, avec des hypothèses ! Donne-moi plutôt une réponse.
Ambrogiani
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