L’ESPION DU PAPE
recevoir et dont il a communiqué le contenu au cardinal Luchino Ambrogiani, son chargé des relations avec les puissances étrangères. La réponse de Raymond VI est rédigée dans un latin parfait pour que son contenu passe mieux, et non dans cette horrible langue d’oc aux connotations sarrasines. Avec une assurance à toute épreuve, le comte, tout en témoignant son respect et sa fidélité au Très Saint Pontife évêque de Rome, n’en refuse pas moins catégoriquement de se joindre à la ligue fomentée par Castelnau pour mettre un terme à l’hérésie. L’aveu est patent, l’offense cinglante.
Comment pourrait-il tolérer qu’un seigneur, même aussi puissant, refuse de se soumettre à son autorité, sans compromettre en même temps tout l’édifice qu’il a si patiemment construit depuis dix ans ?
L’escalade devient inévitable.
Revenu dans son bureau après sa promenade avortée, il retrouve Ambrogiani, pour faire le point avec lui sur la situation.
Il a une grande confiance dans les jugements de ce cardinal qu’il connaît et apprécie depuis plus de vingt ans, même si sa foi et sa piété sont pour le moins douteuses. Pourquoi faut-il d’ailleurs que les plus intelligents parmi ses conseillers soient souvent les plus impies ? Un signe de plus, sans doute, que le Tout-Puissant s’amuse à lui lancer pour lui rappeler que ses voies sont décidément impénétrables.
Ambrogiani, non seulement ne se montre pas surpris de la réaction du comte, mais se dit convaincu que l’homme tient au pape un double langage et qu’il protège en réalité ouvertement l’hérésie. Et, comme Innocent III lui demande sur quelles sources il s’appuie pour parvenir à une telle conclusion, Ambrogiani lui répond que des rapports lui sont faits régulièrement selon lesquels Raymond VI ne cesse de se plaindre, partout où il va, des exactions perpétrées par le clergé catholique contre les populations d’Occitanie.
— La diatribe que j’ai lancée contre les évêques du Midi n’a donc pas mis un terme aux agissements de ces prélats indignes ?
— Non, Très Saint-Père. Ils continuent de cumuler les bénéfices, d’absoudre le riche et de condamner le pauvre, de confier les sacerdoces à des prêtres indignes ou à des enfants illettrés. Certains passent même leur vie à la chasse, comme des séculiers. D’autres ruinent leurs abbayes, ou n’y font plus observer la règle monastique. Et beaucoup commettent des actes que, pour l’honneur du clergé, je préfère taire !
Innocent III reste un moment silencieux, puis murmure, les yeux clos, comme s’il demandait pardon au Seigneur pour ces fauteurs :
— On peut comprendre l’insolence des hérétiques et le mépris des seigneurs et du peuple pour le Dieu d’une telle Église.
— Sans compter que les représentants de ladite Église ont la main lourde pour prélever leurs dîmes. Cela rend d’autant plus scandaleux l’étalage qu’ils font de leur richesse et de leurs vices. À côté d’eux, les prédicateurs cathares ressemblent aux Apôtres des origines. Le peuple est frappé par leur ascétisme, leur dédain des biens de ce monde, leur abstinence, leur pauvreté affichée. Leur apostolat offre un contraste saisissant avec la vie déréglée et facile, l’ignorance de la majorité de nos curés, le faste et le dédain de nos clercs.
Les deux hommes s’absorbent dans leurs pensées. Innocent III finit par esquisser un geste d’agacement.
— D’un autre côté, Luchino, notre Église ne doit-elle pas paraître puissante, si elle veut régner ?
— Sans doute, mais pas au point de servir d’appât.
— Comment cela : d’appât ?
— J’ai idée que le comte Raymond VI, ainsi qu’un certain nombre de seigneurs de son entourage, font en sorte de soutenir et d’attiser la rébellion contre nous, de façon à pouvoir s’emparer de nos biens.
Et, comme le pape semble incrédule :
— L’attrait du pouvoir peut conduire les hommes à toutes les folies. Songe que cette richesse lui permettrait d’asseoir sa puissance sur l’ensemble de ses territoires, et de créer un nouveau royaume, entre celui de France et d’Aragon.
— Le chien ! murmure le Saint-Père. Il en est sûrement capable, puisque j’en ferais autant à sa place.
Innocent III observe son visage émacié dans le miroir que lui tend son secrétaire pour qu’il coiffe sa mitre avant de se rendre au Conseil qu’il a
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