L’ESPION DU PAPE
lui caressant la joue.
— Nous arrivons bientôt, mon fidèle Robert. Chez nous, tu te remettras.
Puis, avec un bonheur évident et partagé, Touvenel et Yasmina, d’un silencieux accord, sur un simple échange de regards, se dévêtent. Ils ont aperçu une petite mare aux bords sableux, en contrebas, sur un bras de la rivière. Chacun conservant par pudeur une mince chemise qui ne cache pas grand-chose de leurs corps, ils se jettent dans l’eau et s’éclaboussent en riant, avec l’impression que l’eau fraîche les lave en un instant de toutes les horreurs et des épreuves endurées depuis des mois.
Le soleil a baissé au-dessus de la garrigue. De la montagne est descendue une nuée bleutée annonciatrice d’un sommeil heureux. Mais Robert, recouvert d’un drap épais, allongé à côté du petit feu de bivouac que Touvenel alimente régulièrement avec des branches mortes, tremble en claquant des dents. Yasmina a eu beau lui administrer des compresses de thym et d’herbes sauvages, elles n’ont sur lui aucun résultat.
— Tu souffres aussi ? demande le chevalier à la jeune femme assise devant lui sur la berge de la rivière.
D’un mouvement de tête, elle lui fait signe que oui. Il se penche sur elle et commence à lui masser le pied avec une délicatesse que ne pouvaient laisser présager des mains aussi puissantes, plus accoutumées au maniement de l’épée qu’à l’art des caresses. Elle se laisse faire, les yeux clos, sans dissimuler son contentement. Il murmure :
— Garde courage ! Bientôt, toi aussi tu pourras te reposer et reprendre tes forces. Mon castel de Carrère saura te faire tout oublier.
Elle entrouvre à peine les paupières pour suivre du doigt la longue cicatrice encore rose qui balafre le visage du croisé du haut d’une joue au bas de l’autre en passant par le nez : le souvenir du coup d’épée reçu sur le nasal de son heaume.
— Et toi, combien de temps continueras-tu de souffrir ? lui répond-elle en caressant son visage et en enfouissant sa main dans ses cheveux drus couverts de poussière.
Elle sourit plus franchement, car ce ne sont plus ses pieds que caressent les mains du croisé, mais ses mollets ankylosés par les marches forcées et ses longues jambes musclées. Il le fait avec une telle douceur qu’elle s’abandonne et ferme les yeux sur une félicité qui lui fait oublier douleur et malaise. Touvenel peut admirer à loisir son visage au front haut, encadré de longues boucles brunes, son nez grec, ses pommettes saillantes, ses lèvres charnues. « Une jeune fille dans un corps de femme », pense-t-il, avec un regard sur ses hanches déjà larges et sa poitrine haute. Pendant des mois, il n’a cessé de penser à Esclarmonde, sa belle épouse à la peau si blanche et douce, au maintien aristocratique et retenu, à la voix tendre et au geste affectueux. Mais, depuis des semaines qu’il vit si près de celle qu’il a arrachée à l’horreur, il a devant les yeux une autre image de femme : celle d’une sauvageonne au corps souple et brillant, au geste brusque et spontané, au regard flamboyant.
— C’est bon ! le retient Yasmina. C’est à mon épaule que j’ai mal. Masse-moi plutôt le haut du dos.
Au moment où le chevalier pose les mains le long de son cou pour une nouvelle caresse, Yasmina tressaille d’une inquiétude venue du fond de son passé, lorsque les pirates arabes avaient envahi son village au bord de la côte kabyle et tué tous les hommes avant d’emmener les femmes. Elle vient d’entendre des voix, toutes proches, à l’accent rocailleux. Sortis de nulle part, deux hommes vêtus de noir les observent curieusement, mais sans animosité. Ils semblent plutôt craintifs, l’air de se demander s’ils vont engager la conversation ou prendre leurs jambes à leur cou, et regardent avec frayeur l’écuyer agité de convulsions, allongé près du feu. Touvenel se rend compte de ce que Robert peut avoir de terrifiant, avec sa barbe de plusieurs jours, sa maigreur, ses yeux d’illuminé enfoncés dans les orbites, ses cicatrices, ses vêtements déchirés de croisé. D’autant que la présence de la jeune fille à la peau mate, aux mains et au cou tatoués, a de quoi surprendre les deux hommes, sans doute moins habitués que leurs voisins aragonais à côtoyer des Sarrasins. Au mouvement de fuite qu’ils esquissent, Touvenel les rassure.
— Ne craignez rien mes « bons hommes » ! Mon costume et mes
Weitere Kostenlose Bücher