L’ESPION DU PAPE
milieu d’une venelle sombre. « Cela m’apprendra à me mêler à la populace pour préserver mon incognito ! » peste-t-il intérieurement en se relevant.
Trois infirmes, à moins qu’il ne s’agisse de faux estropiés ou d’agents secrets du roi qui l’auraient repéré, le suivent depuis un moment en quémandant une aumône. Il n’a aucune intention de la leur accorder. Les hommes se vengent de son dédain en l’accablant de quolibets. Un moine obligé de relever sa robe jusqu’aux mollets pour mieux marcher en évitant les immondices, voilà un tableau qui réjouit le bas peuple de Paris. « Il faudra que je me trouve un autre déguisement », pense-t-il. Les Parisiens perdent rarement une occasion de se moquer d’un clergé qu’ils considèrent intolérant et corrompu.
Dès qu’il est arrivé en royaume de France, il a pris contact, ainsi qu’Innocent III le lui a recommandé, avec le sénéchal Guillaume d’Anjou pour obtenir de lui une entrevue avec Philippe Auguste. Mais ce dernier, connaissant la rancœur entretenue par son roi envers le pape, rancœur encore accrue par le décès d’Agnès de Méranie, morte en couches après qu’Innocent III eut annulé son mariage, n’a pas voulu s’engager directement et l’a renvoyé sur frère Guérin, un conseiller du roi auquel il a promis de le recommander. Stranieri le connaît de réputation et sait qu’il est l’un des rares hommes à avoir l’oreille du suzerain. Mais, pour l’atteindre, il a d’abord dû accepter un rendez-vous secret avec un homme qui se présentera à lui dans un confessionnal de l’église Saint-Pierre-des-Arcis sous le costume d’un novice.
C’est à ce rendez-vous que Stranieri se rend aujourd’hui. Il débouche enfin dans une rue aérée et pavée de neuf sans pour autant perdre sa mauvaise humeur : un envoyé du pape, même incognito, se présenter dans une tenue aussi souillée ! En fait, s’il peste depuis ce matin, c’est à cause des nuits blanches qu’il a passées dans une maison sombre et malodorante de la rue de la Verrerie, au nord de la ville, entre l’église Saint-Merry et l’ancienne enceinte fortifiée.
Il a demandé à frère Yong de se loger en l’attendant dans une auberge tenue par un agent secret ayant déjà travaillé à plusieurs reprises pour le Saint-Siège. Impossible en effet de circuler dans les rues de Paris au côté d’un visage asiatique sans attirer sur lui tous les regards. Mais si Yong est devenu encombrant depuis qu’ils sont arrivés dans la capitale, il lui a été très précieux pendant leur voyage. À eux deux, grâce à leurs pratiques de combat, ils ont pu déjouer par trois fois des attaques de brigands, d’abord près de Lyon, puis dans les forêts de Sens et de Fontainebleau.
Stranieri, resté seul, n’a pas voulu loger au palais épiscopal. Il ne fait aucune confiance aux clercs et aux moines qui y circulent, toujours aux aguets, prêts à colporter bavardages et rumeurs jusqu’à l’autre bout de l’île, au palais du roi, en échange d’une récompense. Depuis l’accession d’Innocent III au pontificat et son conflit avec le roi de France, une guerre sourde se perpétue ainsi entre l’évêché et le palais, le parti du roi et celui du pape, chacun cherchant à contrecarrer les projets de l’autre. Stranieri a préféré ne pas en faire les frais en risquant d’être reconnu avant même d’avoir pu agir.
Pour mieux se fondre dans la population, il n’a réussi qu’à échouer dans une bâtisse dont les étages supérieurs sont occupés par des clercs faisant l’école à des gamins turbulents et criards, tandis qu’au rez-de-chaussée des femmes publiques exercent leur trafic coupable. Depuis son arrivée à Paris, son sommeil a été sans cesse perturbé par les querelles des prostituées, les rixes de leurs maquereaux ou les discussions véhémentes des clercs avec leurs élèves. S’il en a été profondément agacé, en revanche les soupirs, les râles de plaisir, les encouragements, les mots salaces ou les cochonneries que les catins adressaient à leurs clients lui ont procuré quelques émois plutôt agréables.
Sous les draps, un soir, en entendant une femme dans une chambre voisine ne cesser de réclamer à son compagnon de lui faire « le petit canard », il avait même senti son « goupillon » frémir sur son bas-ventre et l’avait apaisé en allant retrouver l’une de ces filles, bien que celle-ci
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