L’ESPION DU PAPE
Crète et Péloponnèse. Et soudain, cette surprise éprouvée lorsque la flotte de l’armée croisée s’était séparée en deux, et que le navire sur lequel il avait embarqué, au lieu de descendre vers le sud avec les autres, avait franchi le détroit que certains appellent Gallipoli et s’était mis à naviguer sur une petite mer intérieure jusqu’aux rives de l’immense cité.
Il s’était tourné vers le comte Boniface, le chef italien de l’ost de la croisade, pour lui en demander compte. Pour toute réponse, le seigneur, à la proue de la galère, avait pointé son épée vers la cité, et s’était écrié, comme fou : « Constantinople, l’arrogante ! L’hérétique ! Cité maudite ! Tu as entretenu le blasphème et le parjure, tu mourras par le fer et le feu ! » Autour de lui, tous les Vénitiens criaient à l’unisson : « Mort à Constantinople ! Honneur au doge ! Longue vie à Venise ! » Stupéfait, le chevalier ne comprenait plus rien, mais n’avait pas osé en demander davantage.
Plus tard, son étonnement avait encore grandi. Sur un rivage paisible, où les vaguelettes venaient mourir dans un murmure au bord du sable blanc et où les tourterelles turques planaient au-dessus de sa tête en roucoulant, il aurait pu se croire en l’Éden. Un air de paix flottait au-dessus du Bosphore. Et pourtant, en haut des immenses remparts de la plus grande capitale chrétienne du monde, au sommet de ses tours, le soleil du Levant se reflétait sur une muraille d’innombrables heaumes et boucliers, surmontés de bannières et de gonfanons. « Qui me délivrera de ce haubert de mailles, de cette enveloppe d’acier, chauffée au four du ciel d’Orient ? » s’était répété silencieusement le chevalier de Touvenel. Fallait-il s’en prendre à cette ville merveilleuse que toute la chrétienté disait jusque-là être « la plus grande capitale chrétienne du monde » ?
Avant l’assaut, les prédicateurs avaient voulu célébrer la pâque, qui marque le premier jour de l’année. Les pèlerins avaient dressé des tables sur les tréteaux. Ils les avaient recouvertes de lin immaculé, y avaient déposé des reliquaires d’or, d’ivoire et d’argent et dressé de luxueux calices. Puis tous, seigneurs ou gueux, avaient défilé devant les moines qui leur avaient offert l’hostie et accordé le pardon. La liturgie accomplie, un Vénitien, porte-parole du doge, s’était exclamé d’une voix véhémente que les Byzantins avaient massacré un légat du pape. Que sa tête avait été traînée à la queue d’un chien par les rues de la ville. Qu’ils avaient passé au fil de l’épée jusqu’aux Latins malades de l’hôpital Saint-Jean et n’en avaient épargné que quatre mille, qu’ils avaient vendus comme esclaves aux Turcs. La voix de l’homme avait été relayée par celles d’autres prédicateurs aux robes noires ou blanches, plus exaltés encore, jetant leurs anathèmes contre ces sodomites qui contractaient des alliances avec les infidèles, n’honoraient pas le Christ, vénéraient des icônes, bafouaient le sacrement du baptême et traitaient de porcs les chrétiens d’Occident. N’avaient-ils pas fait danser une prostituée nue, sur l’autel de l’Église latine ?
Bouleversé par ces accusations, le chevalier avait mêlé sa voix aux cris de fureur et d’indignation qui montaient dans les rangs des croisés. Il avait lacé son heaume, saisi son bouclier par les courroies et empoigné son épée avec laquelle il était décidé à refroidir la chair des hérétiques avant le coucher du soleil. Et l’ost tout entier s’était rué à l’attaque. Les Grecs les attendaient, sûrs de leur invulnérabilité, défiant les Latins derrière les remparts qui protégeaient leurs palais et leurs églises aux dômes étincelants. Une étrange émotion avait saisi le chevalier en apercevant ces myriades d’hommes, des chrétiens comme lui. Il avait recommandé à son écuyer de ne pas le lâcher d’un pas.
— « Que Dieu reste neutre, et nous aurons la victoire ! » s’était exclamé le comte Baudoin de Flandre, connu par tous comme un héros de la troisième croisade en Palestine.
Magnifique à la tête de ses troupes, il s’était revêtu de son long manteau blanc constellé de croix d’argent et brandissait son épée sous l’étendard mystique à fleur de lys. Le chevalier l’avait suivi, entraîné par une confiance aveugle et
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