L’ESPION DU PAPE
l’intervention de Touvenel l’a fait échapper au viol, à la prostitution et à une mort certaine. Elle lui en est au fond d’elle-même toujours reconnaissante, même si, par moments, un mélange d’orgueil et de rancœur la pousse à des reproches envers son sauveur.
Mais lui aussi, comme son écuyer Robert, lui doit la vie. Quand ils ont été arrachés, à demi morts, des monceaux de cadavres, c’est la jeune fille qui a fait remarquer aux chevaliers hospitaliers qu’ils vivaient encore et qui les a suppliés de les secourir. Miracle, elle a été exaucée, grâce à sa beauté sans doute, et les deux hommes, au lieu d’être jetés dans une fosse, ont été soignés et se sont remis petit à petit de leurs blessures. Elle n’a plus voulu les quitter. Comme elle a pu, elle a aidé à les soigner avec ses remèdes d’Arabie : des fumigations, des herbes, des onguents et des compresses d’argile.
Les Hospitaliers les ont emmenés avec eux jusqu’à la forteresse franque du krak des chevaliers, en Syrie, sur les versants désertiques du djebel Ansarieh, et tous trois y sont demeurés pendant un an entre sable, roches, remparts, créneaux et chapelles. Touvenel n’a toujours pas compris ce qu’il était venu faire ici ni pourquoi il avait failli à sa mission et massacré d’autres chrétiens, au lieu de s’en prendre aux infidèles et de délivrer la Terre sainte. De cela, il se dit qu’il portera la honte et la douleur à jamais. Dans ses moments de désespoir, il se persuade même qu’il y a perdu son âme et que la damnation l’attend, et la vision de l’Enfer, où il brûlera vif, le réveille la nuit, tremblant de peur, comme s’il n’était qu’un enfant de quarante ans épuisé et éploré, un être à réinventer.
Il a pourtant espéré se réconcilier avec lui-même dans ce lieu coupé du monde, auprès d’hommes dévoués au secours des autres et à la noble cause de la chrétienté. Il n’y est pas parvenu. Ce qu’il a vu des Hospitaliers et des Templiers, malgré l’esprit de tolérance dont ils se disaient habités, l’a définitivement désespéré. Confronté à leur rage de combattre « l’Infidèle » sans réfléchir plus avant, il a décidé de rentrer dans son pays en essayant d’oublier. Au sein d’une colonne de pèlerins encadrée par des templiers, le voyage de retour a duré encore plus d’une année. Avec Yasmina et son fidèle Robert, ils ont traversé les terres brûlées de Tripoli, d’Antioche et d’Arménie, obsédés seulement par la quête de la nourriture et la crainte des razzias musulmanes. Enfin revenus à Constantinople, Touvenel n’a pas voulu en franchir les portes pour se remettre de leur fatigue et a préféré s’écarter au plus vite de ce lieu qu’il considérait désormais comme maudit.
La suite du voyage, sans protection ni escorte, a été pour eux une série d’épreuves aussi sévères que celles d’un chemin de croix. Ils ont franchi des rivières à la nage, escaladé des montagnes, traversé des forêts sombres, échappé aux crues de vallées marécageuses. Ils ont eu soif et faim, grelotté la nuit à l’abri de grottes humides, étouffé le jour sous des soleils de plomb, chassant ce qu’ils pouvaient et mendiant leur pitance dans les rares couvents hospitaliers.
Maintenant, chargés de sacs, d’outres de cuir, de balluchons et de drap, ils cheminent avec peine de chaque côté du cheval, suivis du mulet de l’écuyer. De plus en plus fréquemment, Yasmina, fourbue, la bouche sèche, s’arrête pour soulager ses pieds nus à la corne fendillée par les cailloux du chemin. Touvenel fait semblant de ne pas s’en rendre compte. Il poursuit à son allure et prend de l’avance sur elle. La jeune fille, qui ne veut pas laisser échapper le moindre souffle de plainte, s’oblige à le rattraper. Enfin, alors que le soleil décline, ils parviennent devant le lit d’une rivière où coule encore un peu d’eau. En regardant les parcelles de soleil étinceler à sa surface, Yasmina ferme les yeux de bonheur. Les lèvres gercées du chevalier s’en gonflent d’une nouvelle jeunesse. Il leur faut beaucoup de précaution pour descendre l’écuyer de son mulet, l’allonger sur la berge et lui faire boire quelques gorgées d’eau, avant de lui faire une toilette sommaire. Robert ouvre péniblement les yeux, avec un rictus qui voudrait ressembler à un sourire. Son seigneur lui redresse la tête. Il le rassure en
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