L’ESPION DU PAPE
à Stranieri :
— Ne te fais pas d’illusions. J’ai des choses bien plus urgentes et plus nécessaires à entreprendre ! Néanmoins, j’écouterai ce qu’en pense l’assemblée de mes nobles et je ne déciderai rien contre leur avis. En attendant ma réponse, tu resteras mon hôte. Frère Guérin saura s’occuper de toi. Je ne voudrais pas que le Saint-Père puisse se plaindre que je traite son émissaire secret à la légère. Quand j’aurai fait rédiger ma réponse, je te la confierai. Alors seulement, tu seras libre de rejoindre Rome. Patiente donc encore un peu, frère Stranieri, patiente !
Philippe tourne le dos et sort rapidement, le laissant seul avec son conseiller. Stranieri a compris qu’il n’est pas parvenu à convaincre le roi de s’engager, du moins pour l’instant. Le suzerain est trop occupé à préparer une nouvelle guerre contre l’Angleterre, et le Saint-Siège devra se résigner à attendre qu’il ait réglé ce problème avant de pouvoir l’entraîner dans une autre opération militaire.
Quant à l’invitation à rester à Vincennes, Stranieri comprend aussi ce qu’elle signifie, lorsque, à la suite de frère Guérin, trois gardes royaux viennent l’encadrer pour le conduire à ses appartements. Au mieux, il sera bien traité, mais prisonnier, et on lui interdira toute communication avec l’extérieur. Au pis, il sera condamné à finir ses jours à Vincennes, dans un caveau comme celui où il avait commencé de pourrir en attendant cette entrevue.
Trois jours plus tard, Stranieri reçoit de frère Guérin une missive du roi destinée à Innocent III. Comme il s’y attendait, Philippe Auguste fait valoir que ses moyens ne lui permettent pas d’entretenir deux armées à la fois, l’une contre Jean sans Terre, l’autre contre les Albigeois. Il ajoute que, pour pouvoir satisfaire à la demande du pape, il faudrait que celui-ci négociât une trêve de deux ans entre la France et l’Angleterre, et que les frais d’une telle expédition fussent assurés par un subside levé sur le clergé et la noblesse d’Occitanie qu’il serait censé venir défendre.
Stranieri comprend que c’est une élégante façon de signifier son refus au Saint-Siège, car Philippe sait bien que le pape est sans pouvoir sur Jean sans Terre qu’il se prépare à excommunier, et qu’il n’aura jamais l’autorité nécessaire pour prélever un impôt extraordinaire sur le clergé, encore moins sur la noblesse d’un pays qu’il ne contrôle plus.
— Frère ! Frère ! hurle un lépreux, capuchon rabattu sur le visage, en grimpant quatre à quatre l’étroit escalier de l’auberge.
Sa cape en lambeaux flotte autour de lui, dévoilant des jambes et des bras nus en sang. Il agite frénétiquement sa clochette pour s’annoncer. Les gens s’écartent aussitôt de lui, par peur de la contamination, en se plaquant contre les murs. Derrière son passage éclate un flot d’injures. On jette sur lui tous les objets possibles. Au premier palier, deux prostituées hurlent de terreur en le voyant arriver. Elles se réfugient dans une chambre dont elles bloquent la porte. La voie libre, le lépreux encapuchonné continue son ascension.
— Frère ! Frère ! crie-t-il vers le haut de l’auberge. Vite ! Vite !
Il pousse d’un coup de pied la porte de la dernière chambre et découvre frère Yong, ébahi, nu comme un ver, assis sur une paillasse. Une ribaude à genoux devant lui examine sa peau olivâtre avec curiosité en lui prodiguant caresses et compliments.
— Que le Diable te prenne, frère Yong ! éructe le lépreux en agitant sa cloche. Et toi, créature ! ajoute-t-il en fonçant sur la femme.
Frémissante de terreur, elle s’esquive.
Le lépreux rabat son capuchon en arrière. À la lueur de la mauvaise chandelle, Yong peut reconnaître le visage de Stranieri. Il lui adresse un geste et une mimique d’impuissance pour lui faire comprendre qu’il ne se sent pas responsable de la situation dans laquelle vient de le trouver son maître.
— Je sais comment tu vas encore t’excuser, mécréant ! gronde Stranieri. Tu vas prétendre que cette daronne t’a déshabillé de force pour examiner de plus près un petit homme jaune inconnu dans ce monde, n’est-ce pas ?
À l’acquiescement silencieux de Yong, Stranieri éclate de rire. Il ramasse les habits de Yong et les lui jette.
— Rhabille-toi en vitesse. Tu répandras comme moi du noir de chandelle sur
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