L’ESPION DU PAPE
hérétiques.
— À qui pensez-vous ?
— Ne joue pas au pauvre d’esprit ! Au comte de Toulouse, bien sûr, l’un des plus puissants et des plus riches d’Europe. Il tolère tes cathares, s’il ne les soutient pas ouvertement. Au comte de Foix. À celui de Trencavel. Sans parler des barons de l’Aragonais et de ceux de l’Albigeois. Ce sont tous des seigneurs courageux, rompus au métier des armes, dont beaucoup ont participé aux croisades. Si Innocent III pense intervenir sur leur sol et contre eux avec mon aide, il se fourvoie.
— Laissez-moi tout de même développer devant vous au moins deux arguments.
— Mais vite, alors ! Depuis que tu es entré dans cette salle, j’ai la sensation de perdre mon temps.
— Primo : il n’est pas du tout certain que ces seigneurs osent se lever contre vos armées. Secundo : une telle croisade ne peut échoir qu’au roi le plus prestigieux de l’Europe, avec la bénédiction de Rome, bien sûr.
Philippe Auguste éclate de rire.
— La bénédiction de Rome ! Si c’est la seule récompense que tu me proposes, elle est bien mince.
Stranieri sourit et continue :
— Bien entendu, comme pour les autres croisades, le Saint-Père saurait se montrer reconnaissant. Il serait en effet inconcevable que les barons et seigneurs du Nord qui combattraient en Occitanie ne se trouvent pas récompensés par les domaines qu’ils auraient conquis. Avec, bien sûr, là aussi, la bénédiction de l’Église de Rome et de la vraie chrétienté. « Terram exponere catholicis occupant. » Les terres conquises, les biens des hérétiques seront confisqués et il sera loisible aux princes chrétiens de les exploiter à leur guise. Quant à ceux qui, nourrissant une vraie pénitence, trouveraient la mort en ces combats, ils pourraient être assurés de recevoir le pardon de leurs péchés et le fruit de la récompense éternelle.
— « Le fruit de la récompense éternelle » ! s’esclaffe Philippe. La formule est jolie. Voilà qui les rassérénera, assurément.
Le roi reste un moment silencieux, les yeux fixés dans ceux de l’envoyé du pape. Il se lève soudain et désigne, sur le mur derrière lui, une cape de croisé, un heaume, un bliaud frappé de la croix pourpre et une épée.
— Tu vois là ce que j’ai rangé pour toujours et que je ne dépendrai plus jamais. J’ai sué mon sang sous les murs de Saint-Jean-d’Acre. J’y ai vu horreur et désolation. J’y ai perdu nombre de mes meilleurs barons. Et tout cela pour quoi ?
Du plat de la main, il caresse son crâne chauve.
— Par les cinq plaies de Dieu ! Pour en revenir vieillard avant de l’être. As-tu bien vu mon visage et te souviens-tu de ce qu’il était, il y a dix ans, quand tu es venu semer le trouble dans mon royaume ? J’ai contacté depuis en Terre sainte cette satanée suette, cette fièvre araldine qui m’a fait perdre ma belle crinière. Plus personne à ce jour n’oserait me nommer le « Mal Peigné » ! Cette crinière de lion, dans laquelle tant de jolies dames aimaient à glisser leurs doigts, je l’ai perdue à jamais et je ne m’en console pas. Elle m’importait plus que toutes les bénédictions de notre Saint-Père. Rentre le lui dire. Qu’il ne compte donc pas sur moi pour m’engager dans une telle aventure ! Surtout contre des chrétiens.
Stranieri, sans se départir de son assurance, réplique aussitôt :
— Et pourtant, cette croisade, prononcée par le Saint-Père mais conduite par Votre Altesse, permettrait au royaume de France de s’agrandir au sud et d’atteindre les rivages de la Méditerranée. Je vous le répète, comme l’a affirmé le Saint Père : « Terram exponere occupantibus ». Comté de Toulouse, comté de Foix, Albigeois, Provence et toutes ces riches et belles places : Quéribus, Montségur, Béziers, Carcassonne, où vos barons, comtes, baillis et sénéchaux pourraient prendre gouvernance avec le soutien de Rome et sa bénédiction. Ce sont là choses qui comptent aux yeux du monde.
Le roi lance un regard aigu vers frère Guérin, puis revient sur Stranieri. L’envoyé du pape sent qu’il a peut-être marqué un point.
Mais Philippe clôt l’entretien.
— Nous avons assez parlé, frère Stranieri. J’ai à faire, maintenant.
Et, se tournant de nouveau vers son conseiller :
— Convoque le Conseil demain. Nous tiendrons séance plénière pour discuter de ce que le frère vient de proposer.
Puis
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