L’ESPION DU PAPE
tes bras, tes jambes et ton visage. Je t’ai apporté aussi une autre clochette pour que nous ayons tous deux l’air de scrofuleux échappés d’une léproserie. Ce sera le meilleur déguisement pour sortir de Paris sans être trop inquiétés.
Le Chinois, encore marqué par l’examen et les attouchements de la ribaude auxquels il commençait à trouver un certain charme, lance en se rhabillant une mimique interrogative à Stranieri pour s’enquérir du résultat de sa mission.
— Je te raconterai tout ça pendant notre voyage. Nous devons d’abord passer par Étampes, où je remettrai à la femme du roi, Ingeburge, la lettre que le pape lui a écrite. L’homme qui me recevra pour me conduire à elle nous aura préparé des chevaux pour la suite de notre route. Nous changerons nos costumes à ce moment-là.
5.
Plus il approche de son but, plus l’angoisse le tourmente : « Ma femme, ma douce, ma belle Esclarmonde m’aura-t-elle attendu ? N’a-t-elle pas trop souffert de ces années d’absence, de ces temps de silence ? Dans quel état vais-je retrouver mon domaine et mes gens ? De quel prix devrai-je payer les crimes que j’ai commis à Constantinople ? »
— Pour Dieu ! Pour le Christ ! Pour l’Église de Rome ! avait-il hurlé avec ses compagnons de combat.
— Pour Dieu ! Pour Byzance ! Pour Constantinople ! lui avait répondu l’étourdissante contre-charge des Byzantins.
— Mort aux Latins !
— Sus aux Grecs !
Dans l’assaut, Touvenel avait porté son épée vers la droite. D’un seul heurt, il avait renversé deux adversaires. Chanceux, il en avait abattu trois autres qui se dérobaient. Dans une rage mortelle, il avait cherché à rejoindre à l’avant de la bataille les plus alertes, les plus hardis, les plus efficaces, ceux qui portaient haut les bannières du Christ sauveur et de Rome la sainte.
Un instant, il s’était tourné vers celui qui le suivait pas à pas pour lui fournir aide et assistance. Personne ! Il avait perdu son fidèle écuyer en se faufilant dans les rangs ennemis. Qu’importe ! Il était reparti au combat avec son épée, sa hache et son poignard. Il avait frappé, renversé, écrasé, bousculé, tué, jusqu’à ensanglanter, sans vraiment savoir au nom de quoi, la blanche bannière à la croix qu’il s’était juré de porter avec piété et honneur. Et il ne se posait plus la question de savoir pourquoi il combattait d’autres chrétiens derrière l’emblème des Vénitiens. Puis il avait vacillé sous le choc d’une lance ennemie. Le sabot d’un cheval avait heurté sa tempe.
Il s’était redressé, debout au milieu des cadavres. « Qu’est devenu le noble idéal des chevaliers croisés ? » avait-il songé en ôtant son heaume au nasal brisé par le coup de sabot. Accablé, il avait regardé le carnage autour de lui. Des larmes avaient inondé son visage et il avait pleuré sur son honneur perdu de soldat de la foi. En levant les yeux vers ce qui restait de l’orgueilleuse Constantinople, il ne comprenait pas pourquoi, en place et lieu de la bannière blanche à croix pourpre des croisés, flottait le drapeau de la république de Venise.
Derrière les dernières fumerolles des incendies, il ne distinguait qu’un chaos d’armures, de casques, de corps démembrés et d’épées rougies de sang. Le mécréant, l’hérétique, c’était lui maintenant. Lui qui avait massacré des chrétiens au nom de Dieu. D’un geste rageur, il avait voulu arracher la croix qui ornait l’épaule de sa tunique. Un pressentiment l’en avait empêché, croyant sentir la mort et l’épouvante venir à sa rencontre. Son regard avait cherché à percer la nuit. À travers ses larmes et son sang, il avait aperçu deux hommes, ivres de vin, de stupre et de fureur, qui se disputaient une très jeune fille acculée à un mur, se battant entre eux pour obtenir le privilège de la violer le premier. Des croisés pourtant, comme lui.
— Soyez maudits ! avait-t-il hurlé, l’épée au poing pour secourir la malheureuse.
Mal lui en avait pris. Blessé à la cuisse et au visage, durement éprouvé par la bataille, il avait chancelé et sa vue s’était troublée de nouveau. Les deux hommes s’étaient retournés et l’avaient regardé avancer vers eux en titubant. Pour se donner du courage, dans sa langue natale, il avait retrouvé une strophe autrefois entendue dans la bouche d’un troubadour :
Roi glorieux, lumière et
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