L’ESPION DU PAPE
Mais l’homme ne veut rien entendre :
— Je n’appartiens plus à ton monde, croisé. Adresse-toi plutôt aux tiens et à ceux qui ont prêché la guerre sainte.
Yasmina reste longtemps immobile, à regarder la petite silhouette du cathare qui s’éloigne sur son mulet en soulevant la poussière du chemin, jusqu’à ce que leurs formes ne soient plus qu’un point minuscule à l’horizon. Quand elle s’en détourne, elle découvre Touvenel assis sur un rocher la tête entre les mains.
— À quoi songes-tu ? lui demande-t-elle.
Touvenel relève la tête.
— À ce maudit remords, cet ennemi sournois que je ne peux même pas affronter l’épée à la main. Il me terrasse lentement, comme une poigne de fer broierait mes entrailles.
Il se relève, empoigne rageusement une pioche et se résigne à creuser seul un trou dans le sol dur comme de la pierre.
Le soleil finit de décliner sur l’horizon quand il parvient enfin à faire glisser le cadavre de son cher Robert dans la fosse et à le recouvrir de lauzes. Après qu’il eut dit la prière des morts, et que Yasmina eut récité une sourate, Touvenel, en guise de croix, plante son épée à la tête de la sépulture. Les yeux baissés, il revient sur son idée et récupère l’arme.
— Donner c’est donner ; reprendre c’est voler, s’insurge Yasmina. Et voler un mort, c’est la pire des offenses !
Touvenel hausse les épaules et souffle avec agacement :
— Avec quoi veux-tu que je me défende, si je lui laisse mon épée ? Une croix de bois fera tout aussi bien l’affaire. La route est encore longue et parsemée de bandits. Robert lui-même m’aurait conseillé de garder mon arme. En contrepartie, je vais déposer mon écu sur sa tombe. Mon blason suffira à le protéger.
Une fois reposés dans l’ombre de la chapelle et désaltérés par l’eau contenue dans la jarre de l’ermite, Touvenel et Yasmina décident de reprendre leur route. Après une marche de deux heures, Yasmina est saisie de crampes et ne peut plus avancer. Touvenel lui passe un bras sous les épaules, l’autre sous les genoux, et la hisse sur le mulet de Robert. Le visage de la jeune fille frôle le sien. Leurs souffles se mélangent. Son bras, enroulé autour du cou de Touvenel, a du mal à se libérer. Elle en rit. Mais lui détourne la tête et se remet à marcher près d’elle. « Ma douce, ma belle Esclarmonde », se répète-t-il silencieusement, ne sachant plus si c’est d’inquiétude ou pour ne pas succomber à la tentation. Son épaule frôle la cuisse nue de la jeune femme. Il s’en écarte brusquement et décide de marcher devant elle en tirant par la bride son cheval chargé de leurs bagages et de ceux de l’écuyer. Comme effrayé par ses pensées, il se met à presser l’allure autant qu’il le peut. Yasmina s’en étonne. Il lui répond sans se retourner :
— Si nous allons ainsi d’un bon pas, nous serons au château de Carrère d’ici à huit jours, tout au plus. Finis, nos malheurs ! Tu t’y installeras. Dame Touvenel t’y traitera comme il se doit.
— Tu veux dire : comme il se doit pour une invitée venue de pays lointains et aux curieuses coutumes ? s’inquiète la jeune femme en exhibant les tatouages sur les paumes de ses mains.
— Je veux dire : comme il se doit pour une personne de qualité, Yasmina.
— Malgré ma religion ?
— Ici, en Languedoc nous avons coutume de vivre en toute tolérance, quelle que soit la croyance des gens que nous côtoyons.
La jeune femme n’est qu’à moitié rassurée. Elle a bien compris la gêne que Touvenel éprouvait à son contact. Le dernier écart qu’il vient de faire en frôlant sa cuisse le lui a encore fait sentir. Elle craint que ce trouble ne soit que trop évident aux yeux de l’épouse qui les attend et que celle-ci n’en prenne ombrage. Pourra-t-elle croire qu’un aussi long voyage côte à côte ait pu laisser son mari vierge de tout autre sentiment que celui d’un père pour sa fille ? Machinalement, elle resserre autour de ses jambes les pans de sa jupe et ferme davantage son corsage.
Au-delà des landes et des garrigues, la nature s’adoucit. Dans la plaine, des bois de hêtres aux jeunes pousses, des vignes et des plantations d’oliviers commencent à remplacer les bosquets drus de chênes verts et de genêts. Sur les hauteurs rocheuses, aux flancs escarpés et secs, Yasmina peut apercevoir, dans le lointain, castels, tours et
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