L'Eté de 1939 avant l'orage
toujours.
â Remarquable personnage, le docteur Lalonde. Un véritable médecin?
â Bien sûr. Il possède un cabinet à Montréal.
â Il attire une bonne clientèle?
Encore une fois, Renaud se surprenait à devoir arracher les renseignements de son compagnon. La fin de leurs relations ne provoquerait chez lui aucune nostalgie.
â Une très bonne clientèle, semble-t-il⦠En fait, continua lâinformateur en voyant lâimpatience sur le visage de lâavocat, la rumeur veut quâil opère très discrètement des jeunes personnes de familles respectables qui se sont mises dans lâembarras.
â Ou, plus simplement exprimé, vous me dites quâil pratique des avortements.
â Câest un faiseur dâanges, comme écrivent les journaux. Ce nâest pas parce que ces gamines sont élevées au couventâ¦
â Cette rumeur est fondée? lâinterrompit son compagnon.
Renaud ne ressentait aucune envie de discuter des mÅurs sexuelles des couventines.
â Il semble bien.
â Et ce commerce le rend riche?
â Assez pour quâil organise de grandes réceptions sur lâîle du Diable, et dépense une petite fortune pour soutenir le Parti de lâUnité nationale.
â Lâîle du Diable? se surprit lâavocat.
â Un îlot à lâouest de Montréal, sur lequel il sâest fait construire une villa. Vous aimeriez: des meubles de chêne avec des croix gammées sculptées en bas-relief à même le bois.
Cependant, lâargent ne représente pas le seul avantageâ¦
Lâinformateur marqua une nouvelle pause, ce qui eut pour effet dâimpatienter son interlocuteur.
â Que voulez-vous dire?
â Quand ce type procède à lâune de ses opérations sur une poulette, il se donne un pouvoir considérable sur tout lâentourage de celle-ci.
â Ce qui lui permet de se livrer au chantage?
Pour une famille bien en vue dâOutremont, la grossesse dâune jeune fille entraînait la ruine de la réputation, celle de la personne qui avait commis lâimprudence de sâabandonner à des privautés sans prendre toutes les «précautions» requises, et aussi celle de tous ses proches. Pour que le médecin avorteur garde le silence, peut-être fallait-il gonfler les honoraires jusquâà des proportions gargantuesques.
â Oui, admit lâinformateur, et pas seulement pour de lâargent. Imaginez un ministre à Québec ou à Ottawa, ou alors un échevin à Montréal, obligé de peser de toute son influence pour obtenir une loi ou un règlement favorable aux intérêts du praticien.
â Ou à ceux du Parti de lâUnité nationale.
â Comme vous le savez sans doute, notre organisation nâa jamais vraiment été embêtée par les pouvoirs publics.
Bien sûr, ce personnage pouvait représenter une menace pour les personnes se trouvant au gouvernement. Renaud se devrait dâorienter ses recherches dans cette nouvelle direction.
â Monsieur Daigle, si je veux arriver au travail à lâheure avec ma vieille guimbarde, je ferais mieux de me mettre en route tout de suite.
â Monsieur Côté, je vous remercie et vous souhaite le bonjour.
Aucun des deux ne se sentait particulièrement triste de mettre fin à leur collaboration.
Au moment de quitter la maison, moins dâune heure plus tôt, les lieux étaient très calmes, Nadja parcourant les bandes dessinées du Petit Journal acheté la veille. En ouvrant la porte, Renaud entendit un miaulement rauque et des rires un peu sadiques, lui sembla-t-il, de deux gamines.
â Que se passe-t-il ici? demanda-t-il depuis lâentrée.
â Nous essayons de mettre des vêtements de poupée à Georges, répondit Nadja le plus naturellement du monde.
«Pauvre bête, si elles se mettent à deux contre elle!» pensa-t-il. Jamais la gamine nâaurait frappé son matou, elle le manipulait toujours doucement, mais elle nâavait pas renoncé à son projet de lui faire jouer le rôle dâune peluche docile.
â Cela te dirait de venir manger un hamburger?
â Oui, avec Fran.
Lâavocat vit un chat effrayé grimper lâescalier dâune traite, une robe de poupée encore coincée au milieu du corps. «Tu pourrais dire
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