L'Eté de 1939 avant l'orage
trente-neuf ans!
â Pas tout à fait. Jésus est mort à trente-trois ans. Tu dois soustraire.
â Mille neuf cent six.
Renaud nâallait pas lui expliquer que tant la date de la naissance du Christ que lââge de celui-ci au moment de sa mort demeuraient des questions discutées par les historiens.
Ces nuances viendraient plus tard.
â Tu sais, câest plus de quarante fois mon âge.
La fillette ouvrit des yeux immenses. Déjà que son paternel lui paraissait très vieux, alors quarante fois plus! Cela devenait astronomique.
â Cela signifie que les arrière, arrière, arrière, et tu répètes le mot quarante fois, grands-pères de ces hommes ont tué Jésus. Si ton arrière, arrière, arrière-grand-père avait commis un crime, crois-tu que lâon devrait te détester pour cela?
Pendant un long moment, Nadja soupesa la question.
â Non, je ne pense pas. Je ne suis pas responsable de ce quâil a pu faire.
â Alors, tu ne peux pas en vouloir à ces hommes. Eux nâont tué personne.
â ⦠Peut-être.
Elle affichait les cheveux et les taches de rousseur de sa mère, lâentêtement de son père. Jamais cette fille ne se rallierait aussi rapidement à un point de vue, fût-ce celui de lâun des auteurs de ses jours.
â Il y a des gens qui te détestent, à cause dâeux.
Une quantité plutôt phénoménale de journaux entrait dans la maison de lâavenue de lâÃpée. Impossible de contrôler ce qui passait sous les yeux dâune enfant curieuse. Quelques hebdomadaires nationalistes avaient conféré à Renaud le titre de «traître à la Race» dans la foulée de lâhistoire de Cohen.
â Mais les Juifs ne sont pas responsables. Je suis venu en aide à lâun dâeux qui était traité injustement. Il sâagit de mon travail dâavocat. Cela a mis en colère des individus qui haïssent les Israélites.
Un autre moment de réflexion précéda une question inquiète:
â Je nâai pas le droit de détester certaines gens?
â Bien sûr que oui. Certains sont détestables. Toutefois, tu ne penses pas quâil est ridicule dâabhorrer des personnes que tu ne connais pas, que tu nâas jamais vues ni entendues dire ou faire des choses mauvaises?
â ⦠Ils ont de drôles de façons de sâhabiller.
â Comme les religieuses, ou les prêtres, ils croient que leur religion les oblige à se vêtir comme cela. Mais tous les Juifs ne le font pas.
La gamine se trouvait dans ses derniers retranchements.
Elle plaida encore:
â Il y en a avec un petit chapeau sur la tête.
â Une kippa, un signe de leur appartenance religieuse.
Comme toi, tu portes une croix au cou. Dâautres ne portent absolument rien.
â Comme toi?
â Comme moi. Nous allons rejoindre Julietta?
Elle acquiesça, toujours songeuse. Main dans la main, ils remontèrent la rue Bloomfield sur une faible distance, jusquâà lâextrémité nord du parc. Un prêtre petit de taille, arborant la calotte, interpella Renaud en déclarant:
â Cher collègue, je pense que nous sommes presque voisins.
â Monsieur le chanoine Groulx! Bonsoir. En effet, jâai entendu dire que vous veniez dâemménager dans cette rue.
â Oui, dans cette maison que vous voyez là -bas.
Dâun geste, lâecclésiastique désignait une majestueuse résidence de briques rouges sise à moins de deux cents pieds, dans la rue Bloomfield. Lâavocat savait que des admirateurs de lâhistorien de la «race» canadienne-française sâétaient cotisés pour offrir au grand homme un logis à la hauteur de son rôle de guide national.
â Très belle. Vous possédez tout lâespace voulu pour élever une nombreuse famille, remarqua Renaud avec un sourire en coin. Jâoubliais presque les convenances: je vous présente ma fille, Nadja.
La fillette tendit la main, en se disant «enchantée» de rencontrer monsieur le chanoine. Tout de même, les religieuses enseignaient les bonnes manières. Lionel Groulx serra la main de la gamine, lui adressa quelques paroles gentilles sans grande conviction, cherchant le moyen de répondre au coup dâépingle du père.
â Monsieur Daigle, je
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