L'Eté de 1939 avant l'orage
Côté enleva sa vareuse pour révéler à son compagnon sa chemise noire. Les pointes du col portaient de petites croix gammées argentées.
à lâintérieur du commerce, la fumée de cigarette prit immédiatement Renaud à la gorge. Cette odeur se mêlait à celles de la bière et de la sueur de trois cents hommes. Les deux camarades se trouvèrent assis à une table accueillant déjà une demi-douzaine de convives. Les présentations faites, Renaud assuma sans trop de mal son rôle de vendeur renvoyé de chez Woodhouse. Les autres nazis autour de la table partagèrent volontiers leurs histoires de mauvais emplois entrecoupés de périodes plus ou moins longues de chômage.
Plusieurs des hommes réunis dans la grande salle devaient avoir connu les secours directs, les camps de travail réservés aux chômeurs célibataires, le porte-à -porte pour offrir de couper du bois ou pelleter de la neige en échange dâune boîte de conserve, les nuits à la belle étoile lâété, dans des refuges à trois ou quatre dans le même lit lâhiver, les soupes populaires et, pire, la main tendue pour demander la charité aux passants.
Lâavocat nâapprenait rien là quâil ne savait déjà . La crise touchait cruellement les Canadiens de toutes les origines, et les francophones avec une brutalité particulière. En cet été de 1939, un travailleur sur cinq demeurait encore privé de boulot au sein de cette communauté, alors que les journaux précisaient que la proportion était bien plus faible chez les anglophones, et microscopique chez les Juifs. Pourtant, jamais Renaud nâavait côtoyé dâaussi près les victimes des ratés du capitalisme. Sa compassion, réelle, se trouvait la plupart du temps totalement désincarnée, sâexprimant par des dons à des Åuvres charitables. Alfred Côté arrivait à lui faire comprendre, sans prononcer un mot à ce sujet, que la plupart des membres du Parti de lâUnité nationale cherchaient une réponse à leur misère, un espoir en quelque sorte, que personne ne leur donnait ailleurs.
Après une heure à tousser, étranglé par la fumée de cigarette, Renaud incarnait si bien son rôle de chômeur menacé par la tuberculose que ses voisins se prenaient à penser quâil faisait plus pitié quâeux. Puis, une certaine commotion se produisit du côté de lâentrée. De lâune à lâautre, les personnes présentes murmuraient «le Pontifex Maximus ». à son air intrigué, un homme à la carrure de forgeron vêtu dâun uniforme de légionnaire expliqua:
â Le Pontifex Maximus , le chef suprême, si tu préfères.
Le latin ne faisait pas défaut à Renaud, mais la surprise lâenvahissait. Un instant plus tard, Adrien Arcand montait sur une table de lâautre côté de la salle. Il sâagissait dâun personnage brun de peau et de cheveux, les yeux noirs.
Comment les défenseurs de la race aryenne pouvaient-ils si souvent marcher derrière des individus lui ressemblant si peu?
â Camarades, camarades, cria le petit homme sanglé dans un uniforme noir décoré dâinsignes argentés où dominaient les croix gammées et coiffé dâun béret noir incliné sur lâoreille droite, je suis heureux de venir vous saluer.
Dans la salle, des «Salut» goguenards rappelèrent à Renaud que les Canadiens français nâaffichaient pas la discipline germanique. Cela expliquait sans doute que le fascisme à lâitalienne ou à lâespagnole remportait chez eux plus de succès que le nazisme.
â Je vous invite à demeurer vigilants. Encore ces jours-ci, grâce à notre engagement, nous avons pu éviter que les Juifs nous volent un peu plus de nos emploisâ¦
Sur ces mots, les voisins de Renaud lui adressèrent un regard chargé de pitié. Bien sûr, même si les passagers du Saint-Louis avaient repris la route de lâEurope, des Canadiens français se voyaient encore jetés à la rue.
â ⦠corrompre nos femmes et nos enfants avec leur immoralité, répandre le communisme, violer les religieuses, égorger les prêtres et, finalement, faire disparaître le chris-tianisme de notre pays.
Lâorateur faisait ici un
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