L'Eté de 1939 avant l'orage
quittaient le domaine de la relation de travail pour aborder des questions privées, voire intimes, Ãmile Chiasson, mal à lâaise, chercha un moyen de revenir sur le terrain de leurs rapports habituels. Après une brève toux, à la fin, il sâenquit:
â Avez-vous lu les articles sur le film The Wizard of Oz ?
â Bien sûr. La sortie est prévue pour la rentrée. Avec cela, nous ferons sûrement salle comble pendant des semaines.
â Vous croyez que ce sera une réponse efficace de la Metro-Goldwyn-Meyer à la domination de Shirley Temple au box-office ?
La patronne adressa un grand sourire à lâemployé, heureuse de revenir à un sujet plus anodin.
â Je pense que la vedette enfant ne survivra pas à lâapparition de sa poitrine. Et déjà , elle a eu bien de la chance que sa puberté soit si longue à se manifester. Mais tout de même, à son âge, la voir se trémousser sur les genoux de messieurs, comme cela se produit dans certains de ses films, avec une robe à un doigt du bonbon, cela fait très mauvais genre. Dâun autre côté, je ne serais pas surprise que Judy Garland demeure une idole jusque tard dans sa vie.
â Vous savez que de grands bouts de ce film sont en couleurs. Nâaurons-nous pas de mal avec lâéquipement dont nous disposons?
â On mâassure que non. De toute façon, ce ne sera pas la première fois. Nous avons projeté des films avec des images colorées à la main déjà . Ce sera la même chose avec ce nouveau procédé.
â Si cela se généralise, ce sera un changement aussi important que lâintroduction des films parlants à la fin des années vingt.
Tous les deux continuèrent un moment à se dire des choses quâils savaient déjà , histoire dâentretenir leur relation amicale. Puis la jeune femme regagna son bureau, lui aussi de style art déco, mais peint dans des tons de noir et de blanc.
2
Juste un peu avant quinze heures, Renaud vit une petite horde bruyante de gamines vêtues de jupes à carreaux jaillir de lâécole. Au milieu du lot, une asperge aux cheveux couleur carotte riait de tout son cÅur: lâimage de sa mère en version juvénile, filiforme, les membres comme des allumettes. Son physique entraînait bien des taquineries, quâelle recevait le plus souvent avec bonne humeur.
Le père fit un signe de la main pour attirer lâattention de Nadja. De grands gestes joyeux lui répondirent. Lâhomme salua la demi-douzaine de fillettes qui fréquentaient sa demeure avec une certaine régularité, multipliant les «Bonjour, mademoiselle, jâespère que vous allez bien». Cela lui valait des réponses timides dâécolières rougissantes. Quelques minutes plus tard, tenant sa fille par la main, il sâengageait sur lâavenue de lâÃpée, jusquâà une maison à la façade de briques au centre dâune rangée de domiciles tout à fait identiques.
â Ciao , Julietta, cria Nadja depuis lâentrée.
Une femme dâune quarantaine dâannées arriva de la cuisine.
Pas très grande, mince, ses cheveux noirs attachés à lâarrière de la tête, elle gardait dâune enfance passée au soleil un hâle permanent. Avec un lourd accent italien, elle accueillit la fillette en disant:
â Ciao, principessa . Il y a un verre de lait pour toi sur la table.
La domestique enchaîna:
â Bonjour, monsieur.
â Bonjour. Une bonne nouvelle pour vous: Virginie a décidé de travailler tard. Vous avez donc congé de souper.
Quant à Nadja et moi, nous mangerons en ville tout à lâheure.
â Tout de même, je vais préparer quelque chose pour madame. Sinon elle se contentera dâun bout de pain!
Pendant cet échange, la gamine avait grimpé lâescalier dâun pas lourd pour regagner sa chambre, en criant: «Georges, où es-tu?» Un gros matou blanc tacheté de noir lâaccueillit sur le palier, se frottant contre ses jambes en ronronnant.
«Quâas-tu fait toute la journée, vieux paresseux?»
Ces paroles résonnèrent jusquâau rez-de-chaussée et amenèrent un sourire sur le visage de Julietta. Quand ses patrons étaient venus sâétablir à Montréal, Virginie se trouvait enceinte de huit mois.
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