L'Etoffe du Juste
situé dans le coin nord-est de la forteresse. En me logeant avec Guy, on me ravalait au rang de domestique, et le fait ne m’échappa nullement, mais je ne m’en formalisai pas. Plus on me croyait vil, moins j’attirerais l’attention. L’endroit était de bonnes dimensions et confortable. Un feu allumé dans la grande cheminée produisait une chaleur agréable. De chaque côté de la pièce, une paillasse propre et fraîche était posée sur le plancher. Sur la table, du pain, du fromage, du faisan froid et du vin nous attendaient.
Dès que nos maigres bagages furent déposés, nous nous attablâmes et mangeâmes en parlant peu. Le jeune Montfort était tendu comme une corde de luth et je savais très bien pourquoi.
— L’attente peut être la pire des tortures, n’est-ce pas ? demandai-je.
— Tu l’as dit, soupira-t-il.
— Nous arrivons à peine, sire. Prenez un peu votre mal en patience. Celui qui doit vous rencontrer est sans doute déjà au fait de votre arrivée. Si le document est aussi important que votre père vous l’a laissé entendre, il ne tardera pas à se manifester.
Comme si la Providence avait voulu rire de moi, on frappa à la porte à cet instant précis.
— Tu ne serais pas un peu prophète, par hasard ? demanda-t-il.
Il se leva et se précipita pour ouvrir, tendu. Dans l’embrasure se tenait un soldat dont le surcot arborait une croix rouge sur fond jaune ornée d’un lion passant bleu dans chaque coin.
— Sieur de Montfort, on vous demande de paraître devant sire Jehan, seigneur de Gisors. Je suis chargé de vous conduire.
— Évidemment, fit Guy. Cela va de soi. Un instant.
Le jeune homme revint à l’intérieur pour passer à la hâte un surcot de velours bleu foncé qu’il venait à peine de tirer de ses bagages.
— Il est temps de présenter nos hommages au seigneur de l’endroit, m’informa-t-il. Accompagne-moi.
J’acquiesçai de la tête et me levai. Je n’avais que les vêtements que je portais sur le dos, mais personne ne s’en offusquerait. Moi, jadis seigneur en titre et en droit de Rossal, j’allais me présenter devant un de mes pairs comme un laquais. La Vérité exigeait des sacrifices qui m’indisposaient particulièrement.
Guy et moi suivîmes notre guide hors du corps de logis puis dans la cour, que nous traversâmes en direction de la magnifique tour centrale. Nous gravîmes le monticule de terre abrupt et longeâmes le mur qui trônait à son sommet jusqu’à une porte qui donnait accès à l’enceinte. Nous la franchîmes sans être questionnés et, une fois à l’intérieur, j’aperçus, en face du gigantesque donjon, un puits et une petite chapelle en pierre aux murs percés de quelques fenêtres. C’est là qu’on nous conduisit. Le soldat nous ouvrit la porte et s’écarta pour nous laisser passer.
Un fauteuil à haut dossier bellement sculpté avait été disposé devant le chœur. Un très vieil homme y trônait. Il devait avoir près de quatre-vingts ans. Sa peau était jaunâtre et parcheminée, ses yeux bleus pâlis par un filtre laiteux, ses lèvres minces comme une coupure, ses cheveux rares. Il avait posé son menton dans la paume de sa main pour soutenir sa tête. Il était immobile et, pendant un instant, je crus qu’il était mort et qu’on l’avait oublié là.
— Jehan, seigneur de Gisors, murmura Montfort à mon intention.
— Depuis un siècle au moins.
— Ne te fie pas aux apparences. Sa carcasse est peut-être usée, mais son esprit est aussi aiguisé que ta lame.
Lorsque le seigneur des lieux nous vit, il se redressa de son mieux et sourit, découvrant des gencives parsemées de chicots noircis. Puis, d’une main sur laquelle il ne semblait rester que la peau sur les os, il invita Guy à s’approcher. Ses mouvements étaient saccadés comme ceux de l’oiseau auquel il faisait penser. Alain de Pierrepont était déjà sur place avec quelques-uns de ses hommes, formant un corridor que Guy devait franchir pour s’avancer vers son hôte. Tous lui jetèrent un regard méprisant quand il passa devant eux, mais le jeune homme, la tête haute, les ignora dignement.
— Sire Jehan, susurra-t-il d’une voix mielleuse en s’inclinant respectueusement. Je vous apporte les hommages sincères et les salutations amicales de mon père, sire Simon de Montfort, seigneur de Montfort-l’Amaury, comte de Leicester, vicomte d’Albi, de Béziers
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