Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Étreinte de Némésis

L'Étreinte de Némésis

Titel: L'Étreinte de Némésis Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Steven Saylor
Vom Netzwerk:
s’étaient habitués aux chaînes ? Ou étaient-ils
écœurés en permanence comme je l’étais moi-même ?
    Des
sectes religieuses de l’Est prétendent qu’après la mort les méchants se rendent
dans un lieu où ils subissent un châtiment éternel. Est-ce que cela ne suffit
pas à leurs dieux de voir les hommes souffrir dans ce monde ? Ont-ils
besoin de les torturer encore dans l’autre monde ? J’ignore tout de ce
lieu de damnation après la mort. Mais il y a une chose que je sais : si un
tel endroit existe sur terre, c’est bien le ventre d’une galère romaine, là où
les hommes sont forcés de travailler, environnés par la puanteur de leur vomi
et de leurs excréments, en oubliant leurs angoisses, au rythme sans fin du
tambour.
    La
plupart des hommes, dit-on, meurent au bout de trois ou quatre ans de galère.
Les plus chanceux disparaissent plus tôt. S’il a le choix, un prisonnier ou un
esclave coupable de vol préférera finir dans les mines ou dans l’arène plutôt
qu’aux galères. De tous les châtiments infligés à un homme, ramer dans une
galère est considéré comme le plus cruel. La mort vient toujours, mais pas
avant qu’il soit à bout de force et que toute dignité ait été annihilée dans la
souffrance et le désespoir.
    Dans
les galères, les hommes deviennent des monstres. Certains capitaines de navire
ne changent jamais leurs esclaves de place. Un homme qui rame jour après jour,
mois après mois, du même côté, surtout s’il se tient sur la passerelle
centrale, développe des muscles disproportionnés d’un côté du corps.
Simultanément, sa peau pâlit comme celle du poisson par manque de soleil. S’il
s’échappe, il sera aisément repérable en raison de sa difformité. Une fois,
dans Subure, j’ai vu une troupe de gardes privés extirpant un évadé d’un
lupanar. L’homme était nu ; il hurlait. Eco, qui n’était alors qu’un
enfant, avait été horrifié par le physique de l’esclave. Après mon explication,
il s’était mis à pleurer.
    Mais,
dans les galères, les hommes deviennent aussi des dieux. Crassus, s’il était
bien le propriétaire de ce navire, veillait à changer ses rameurs de place. Ou
alors, il les épuisait encore plus rapidement que les autres, parce que je ne
voyais aucun monstre difforme parmi eux. Au contraire, j’apercevais de jeunes
hommes à la poitrine large, aux fortes épaules et aux bras musclés. Et les plus
vieux survivants avaient des physiques encore plus impressionnants. On aurait
dit un équipage d’Apollons barbus mêlés à quelques Hercules à cheveux blancs.
Cependant leurs visages étaient tous humains, trop humains, misérables,
déformés par la souffrance et la peine.
    Quand
je les observais, la plupart détournaient les yeux, comme si mon regard pouvait
les blesser aussi sûrement que le fouet de leur gardien. Mais quelques-uns ne
tournaient pas la tête. Je voyais des yeux éteints par l’effort permanent et la
monotonie, des yeux envieux ; envieux d’être à la place de cet homme qui
pouvait simplement marcher où il voulait, essuyer la sueur de son visage et se
nettoyer après avoir déféqué. Dans certains regards je lisais la peur et la
haine ; dans d’autres, une espèce de fascination, d’avidité. Le type de
regard direct qu’un homme affamé peut jeter sur un glouton.
    Soudain,
alors que je marchais le long de la passerelle centrale entre les esclaves nus,
je fus saisi par une sorte de fièvre brûlante. J’étais comme en transe. Mes
narines étaient pleines de l’odeur de sueur et de déchets. Mes yeux erraient
sur cette masse de souffrance constamment plongée dans l’obscurité. J’étais le
personnage d’un rêve qui regardait des hommes vivant un cauchemar.
    Plus
on s’éloignait de la plate-forme où battait le tambour et de la passerelle
centrale, moins il y avait de lampes. Mais çà et là, la lumière de la lune s’infiltrait
dans la pénombre. Elle faisait luire les bras et les épaules trempés de sueur
des rameurs et faisait scintiller les chaînes. Derrière moi, le battement sourd
du tambour s’éloignait, mais il était toujours lent et régulier. Le rythme
lancinant était aussi hypnotique que le chuintement des vagues contre la proue.
    J’atteignis
le bout de la passerelle. Je me retournai pour contempler cette multitude en
action. Soudain, j’eus assez de ce spectacle. Je me précipitai vers la sortie.
Plus loin devant moi, éclairé par une lampe comme

Weitere Kostenlose Bücher