L'Étreinte de Némésis
observer la physionomie des esclaves présents. Ils se tenaient
raides, à leurs postes, derrière les invités. Le regard d’aucun d’eux ne croisa
mes yeux. Ils ne s’entre-regardaient pas davantage, mais fixaient le sol.
— Tu
vois, Dionysius, dit Metrobius, d’une voix qui résonnait étrangement après le
silence, tu as sous la main tous les éléments pour une divine comédie. Appelle-la Eunus de Sicile et je serai le metteur en scène.
— Enfin,
Metrobius ! protesta Gelina.
— Mais
je suis sérieux. Tout ce que tu as besoin de faire, c’est de distribuer les
rôles principaux. Voyons : un propriétaire sicilien grincheux et son fils,
qui tombera naturellement amoureux de la fille d’un voisin. Ajoute le
précepteur du fils, un bon esclave qui sera tenté de rejoindre la révolte, mais
choisira la vertu et sauvera son jeune maître de la foule hystérique. Nous
pouvons faire intervenir Eunus dans quelques scènes grotesques, jouant la
comédie, crachant le feu et jacassant. Il faudra aussi trouver le général
Rupilius, le fanfaron grandiloquent. Il prend le bon esclave, le précepteur,
pour Eunus et veut le crucifier. Au dernier instant, le jeune maître sauve son
professeur de la mort et ainsi rembourse sa dette puisque l’esclave lui a sauvé
la vie. La révolte est anéantie hors scène et tout s’achève dans de joyeuses
chansons. Vraiment, Plaute lui-même n’a jamais conçu meilleure intrigue.
— Je
pense que tu n’es qu’à moitié sérieux, dit Iaia malicieusement.
— Oui,
toute cette histoire est assez déplaisante au regard des circonstances
présentes, déplora Gelina.
— Tu
as peut-être raison, admit Metrobius. Je suis sans doute resté trop longtemps
éloigné de la scène.
— Assez
d’histoires lugubres ! s’exclama abruptement Gelina. Changeons de sujet.
Il est temps de s’amuser. Metrobius, un poème, s’il te plaît !
L’acteur
secoua sa tête blanche. Gelina n’insista pas.
— Peut-être
une chanson, alors. Oui, c’est cela : nous avons besoin de chanter pour
nous donner le moral. Meto… Meto ! Meto, va me chercher ce garçon qui
chante si divinement. Vous savez qui ? Oui, ce talentueux Grec au doux
sourire et aux boucles noires.
Je
notai qu’une étrange expression passait sur le visage de Mummius. Tandis que
nous attendions l’arrivée de l’esclave, Gelina but une nouvelle coupe de vin.
Elle insista pour que nous fassions tous de même. Seul Dionysius s’abstint. A
la place, un esclave lui apporta un liquide mousseux et vert, servi dans une
coupe d’argent.
— Par
Hercule, qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
Olympias
se mit à rire.
— Dionysius
boit cette mixture deux fois par jour : avant le déjeuner et après le
dîner. Il voudrait nous convaincre tous d’en faire autant. Elle a l’air répugnante,
n’est-ce pas ? Mais enfin, naturellement, si Orata est capable de boire de
l’urine…
Il
porta la coupe à ses lèvres, puis la baissa. Ses lèvres étaient vertes.
— Ce n’est pas non
plus une potion. Il n’y a rien de magique dedans. C’est une simple purée de
cresson et de feuilles de vigne, agrémentée d’un mélange d’herbes médicinales :
de la rue pour la vue, du silphium [32] pour le souffle, de l’ail pour l’endurance…
— Ce
qui explique, dit Fabius d’un ton affable, la capacité de Dionysius à lire
pendant des heures, à parler pendant des jours, sans jamais faiblir… même si le
public s’endort !
Un
rire parcourut l’assistance. Le jeune Grec arriva avec sa lyre. Je reconnus
Apollonius, l’esclave qui accompagnait Mummius aux bains. Je jetai un œil vers
l’officier. Il bâillait et semblait montrer peu d’intérêt. Mais son bâillement
paraissait trop emprunté et son regard absent forcé. Les lumières furent
baissées. La pièce fut plongée dans la pénombre. Gelina réclama une chanson
grecque.
— Une
chanson joyeuse, nous assura-t-elle.
Le
garçon commença.
Il
chantait dans un dialecte grec dont je ne saisissais que quelques mots ou
expressions. Peut-être une chanson de berger : il était question de
prairies vertes et de « hautes montagnes de nuages laineux ». Ou
alors c’était une légende : sa voix d’or prononça le nom d’Apollon et il
évoqua l’éclat du soleil sur les eaux scintillantes des Cyclades, « lapis-lazuli
sur une mer d’or, chantait-il, comme les yeux de la déesse sur le visage de la
lune ». À moins qu’il ne se soit agi
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