L'Étreinte de Némésis
qu’une autre odeur nous
agressa : la puanteur du soufre en ébullition.
Olympias
désigna une clairière sur notre droite. Nous poussâmes nos chevaux jusqu’à une
grande pierre plate et nue. Au-dessus de nous flottaient des lambeaux de brume
venus de la mer. Au-dessous s’ouvrait un immense gouffre, une cuvette
gigantesque, encerclée d’arbres sombres et menaçants. Des fumerolles
tourbillonnaient. A travers la vapeur, j’entrevis la surface d’un énorme
cloaque qui bouillonnait et fumait.
— La gueule d’Hadès [37] , murmurai-je.
Olympias
acquiesça.
— Certains
disent que c’est ici que Pluton a entraîné Proserpine vers le Monde inférieur.
Sous cette mare de boue sulfureuse en ébullition, dans les entrailles
tourmentées de la Terre, des fleuves souterrains coulent, séparant le royaume
des vivants de celui des morts. Il y a l’Achéron, le fleuve de la Douleur, le
Cocyte, le fleuve des Lamentations, le Phlégéthon, le fleuve du Feu, et le
Léthé, le fleuve de l’Oubli. Tous convergent vers le Styx, sur lequel Charon
transporte les esprits des morts vers les terres désolées du Tartare. On dit aussi
que Cerbère, le chien de garde de Pluton, se libère fréquemment de ses liens et
sort dans le Monde supérieur. Un jour, à Cumes, j’ai parlé avec un fermier qui
avait entendu le chien dans le bois Avernin ; ses trois têtes hurlaient
simultanément au clair de lune. D’autres nuits, ce sont les terrifiants lémures
qui s’échappent du lac Averne, les esprits malveillants des morts qui hantent
les bois sous forme de loups. Mais Pluton les fait toujours rentrer avant le
matin. Personne ne peut s’évader longtemps de son royaume.
Olympias
détourna les yeux du gouffre sinistre pour regarder Eco. Il la regarda à son
tour les yeux écarquillés.
— C’est
étrange, continua-t-elle, de penser que tout cela existe si près de l’univers
policé et confortable de Baia et de ses villas. Chez Gelina, le monde semble
être un espace de lumière, où le soleil danse sur la mer, et où l’on sent l’air
marin. Il est facile d’oublier les dieux qui vivent sous des pierres suintantes
et froides, et les lémures qui résident dans des crevasses sulfureuses. L’Aveme
était déjà là avant les Romains, avant même les Grecs. Ce bois était là, et
aussi toutes les fumerolles et les gouffres nauséabonds en ébullition qui
entourent la baie. C’est ici que le Monde inférieur est le plus proche du monde
des vivants. Toutes les magnifiques maisons et les lumières qui encerclent la
baie sont comme un masque, une illusion. En dessous, le soufre gronde, le
soufre bout, comme il l’a toujours fait. Bien après l’effondrement des belles
maisons et l’extinction des lumières, la gueule d’Hadès sera encore grande
ouverte pour recevoir les ombres des morts.
Je
la regardai émerveillé, fasciné que de telles paroles puissent sortir des
lèvres d’une créature si jeune et si pleine de vie. Elle rencontra mes yeux un
instant et esquissa son sourire énigmatique. Puis elle fit pivoter son cheval.
— Il
n’est pas bon de contempler trop longtemps ce gouffre ou de respirer ses
vapeurs.
Nous
reprîmes la descente vers Cumes. Au bout d’un moment, nous quittâmes les bois
pour déboucher au milieu de petites collines herbeuses, parsemées de rochers
blancs déchiquetés. Plus nous nous rapprochions de la mer, plus le vent
balayait avec force les collines et plus celles-ci devenaient arides. Le
brouillard se leva. Les rochers avaient maintenant la taille de maisons. On en
voyait, éparpillés autour de nous, comme les os brisés de géants, érodés par
les intempéries. Avec leurs arêtes pointues, ils prenaient des formes
fantastiques.
Enfin
nous parvînmes à une faille, dissimulée dans le flanc raide d’une colline. L’étroit
défilé était envahi d’arbres et de rochers effondrés, étrangement sculptés par
le vent.
— Je
vous laisse ici, dit Olympias. Attachez vos chevaux où vous pouvez et attendez.
La prêtresse va venir.
— Mais
où est le temple ?
— La
prêtresse vous y emmènera.
— Mais
je pensais qu’un grand temple marquait le site du sanctuaire de la sibylle.
Olympias
hocha la tête.
— Vous voulez dire
le temple que Dédale construisit quand il revint sur Terre, ici même, après son
long vol ; un temple qu’il aurait décoré de panneaux d’or et recouvert d’un
toit pareillement en or [38] . Oui, c’est ce que l’on raconte, à
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