L'Étreinte de Némésis
les tuniques ? Ces esclaves cuisiniers viennent de la maison de
Gelina, poursuivit Olympias. Ils s’activent pour nourrir ces mêmes hommes qui,
dans deux jours, vont leur couper la gorge.
Eco
me toucha le bras et désigna l’autre extrémité de la plaine, où la terre nue
faisait place aux bois. Une grande trouée avait entamé la forêt. Avec les
arbres abattus on allait construire une arène provisoire. On avait déjà creusé
une profonde cuvette dans la terre. Des hommes s’y entraînaient au combat avec
des glaives, des tridents et des filets.
— C’est
pour les jeux funéraires, murmurai-je. Les gladiateurs sont déjà arrivés. C’est
là qu’ils vont combattre après-demain en l’honneur de Lucius Licinius. Et c’est
aussi là, probablement, que…
— Oui,
dit Olympias. C’est là que les esclaves vont être exécutés.
Son
visage se durcit.
— Les
hommes de Crassus n’auraient pas dû utiliser ces arbres. Ils appartiennent à la
forêt du lac Averne, personne n’en est propriétaire. Le bois Avernin est sacré.
Quelle qu’en soit la raison, abattre un seul de ses arbres est un acte impie.
En avoir abattu autant pour satisfaire sa propre ambition est une manifestation
d’orgueil abominable de la part de Marcus Crassus. Il n’en ressortira rien de
bon. Tu verras. Si tu ne me crois pas, interroge la sibylle…
Nous
poursuivîmes en silence notre route le long de la crête. Puis, au moment où
nous pénétrâmes de nouveau dans la forêt, le sentier se mit progressivement à
redescendre. Le bois s’épaissit. Les arbres eux-mêmes changèrent d’allure.
Leurs feuilles n’étaient plus vertes, mais presque noires. Les hautes futaies
feuillues nous entouraient, elles semblaient agiter leurs branches torturées.
Le sous-bois devenait de plus en plus dense, les buissons épineux de plus en
plus touffus. Du lichen pendait aux arbres. Des champignons surgissaient sous
nos pas. Le sentier avait totalement disparu. J’avais l’impression qu’Olympias
s’orientait en suivant son instinct. Un lourd silence nous enveloppait, à peine
rompu par le bruit des sabots de nos montures et le cri lointain d’un oiseau
étrange.
— Tu
fais cette route seule ? demandai-je. Tu n’as pas peur dans un lieu aussi
isolé ?
— Qui
pourrait m’attaquer dans ces bois ? Des bandits, des voleurs, des esclaves
en fuite ?
Olympias
regardait droit devant elle. Je ne pouvais voir son visage.
— Ces
bois sont consacrés à la déesse Diane. Cela fait plus de mille ans qu’ils lui
appartiennent. Avant même l’arrivée des Grecs. Diane possède un grand arc pour
veiller sur son domaine. Quand elle vise, aucun cœur ne peut échapper à sa
flèche. Quand je suis ici, je n’ai pas plus peur que si j’étais une biche ou un
faucon. Seul l’homme qui pénètre dans ces bois avec de mauvaises intentions a
des raisons d’avoir peur. Il devra affronter maints périls. Les hors-la-loi le
savent et n’y entrent jamais. As-tu peur. Gordien ?
Un
nuage obscurcit le soleil. Sous les frondaisons, la lumière disparut. La
fraîcheur envahit la forêt. Je fus la proie d’une illusion étrange. La nuit
régnait, le soleil voilé avait été remplacé par la lune, des ombres montaient
du creux des arbres morts et des amas de branches tombées. Tout était
silencieux. Seuls les pas de nos chevaux continuaient de marteler le sol. Mais
même ce bruit paraissait étouffé. Je commençais à m’assoupir. Je n’avais pas
vraiment l’impression de m’endormir ; plutôt de me réveiller lentement
dans un monde où tous mes sens étaient désorientés.
— As-tu
peur, Gordien ?
Je
regardai sa nuque, sa délicate chevelure dorée. Je me mis à imaginer les choses
les plus singulières : si elle se retournait, son splendide visage aurait
disparu ; à la place, il y aurait un visage terrible, si terrible que
cette vision serait insoutenable, un masque dur, grimaçant, avec des yeux
cruels, le visage d’une déesse courroucée.
— Non,
je n’ai pas peur, chuchotai-je d’une voix enrouée.
— Bien.
Alors tu as le droit d’être ici, et tu y es en sécurité.
Elle
se retourna. C’était bien le visage innocent et souriant d’Olympias. Je
soupirai de soulagement.
Les
bois s’assombrirent encore. Une brume épaisse, lourde, tomba. Elle s’accrochait
aux arbres de la forêt. La senteur des embruns se mêlait à l’effluve moite des
feuilles mortes et des écorces pourries. C’est alors
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