Lettres - Tome II
m’en échappe sûrement, d’en être averti. Aussi suis-je d’autant plus surpris que quelques personnes, comme vous me l’écrivez, me blâment de lire mes discours ; peut-être en vérité pensent-elles que ces œuvres seules n’ont pas besoin d’être corrigées. Or je leur demanderais volontiers pourquoi elles concèdent, si toutefois elles le concèdent, qu’on doit lire en public un ouvrage historique, dont la composition vise non pas à l’éclat mais à l’exactitude et à la sincérité ; pourquoi une tragédie, qui demande non une salle de lecture et un auditoire, mais une scène et des acteurs ; pourquoi des poésies lyriques, qui veulent non un lecteur, mais un chœur et une lyre. C’est, dira-t-on, que la lecture publique de ces sortes d’écrits est déjà entrée dans l’usage. Faut-il donc condamner celui qui en a donné le premier l’exemple ? Quelques compatriotes et les Grecs n’ont-ils pas lu souvent même des plaidoyers ?
– Mais, dit-on, il est superflu de donner lecture d’un discours déjà prononcé en public. – Oui, si on lisait exactement le même discours, devant les mêmes auditeurs, et aussitôt après ; si au contraire vous faites des additions nombreuses, des changements nombreux, si vous invitez quelques auditeurs nouveaux, ou quelques-uns des premiers, mais après un intervalle assez long, pourquoi serait-il moins légitime de lire un discours que de le publier ? – Pourtant, il est difficile qu’un plaidoyer fasse plaisir à la lecture. – C’est une affaire d’adresse pour le lecteur, mais non une raison de ne pas lire. D’ailleurs moi je cherche à être loué non pas au moment où je lis, mais plus tard, quand on me lira. Aussi je ne néglige aucune occasion de me corriger ; d’abord, je retouche moi-même à loisir ce que j’ai écrit ; puis j’en donne lecture à deux ou trois amis ; ensuite, je le soumets à la critique de quelques autres, et si leurs critiques me laissent hésitant, je les pèse de nouveau avec un ou deux amis. Enfin je lis l’ouvrage devant une assemblée plus nombreuse et, vous pouvez me croire, c’est là que je suis le plus ardent à corriger. Car mon attention est d’autant plus éveillée que mon inquiétude est plus vive. Le respect des auditeurs, l’amour propre, l’appréhension sont d’excellents censeurs ; prenez-y garde en effet : n’est-il pas vrai que, si vous devez parler devant une personne, quelque savante qu’elle soit, mais seule, vous êtes moins ému que si vous vous adressez à un grand nombre d’auditeurs même ignorants ? N’est-ce pas que c’est, lorsqu’on se lève pour plaider, qu’on se défie le plus de soi et qu’on souhaiterait d’avoir écrit autrement, je ne dis pas une grande partie de son discours, mais son discours tout entier ? Surtout si le théâtre est vaste et le cercle étendu, car alors, même les mendiants et les ouvriers nous causent de l’appréhension ; n’est-ce pas que, si l’on croit n’avoir pas plu dans le début, on se sent découragé et abattu ? C’est que, à mon avis, il y a dans le nombre même un bon sens collectif qui impose ; si chacun en particulier a peu de goût, tous réunis en ont beaucoup.
Aussi Pomponius Secundus (c’était un auteur de tragédies), quand par hasard un de ses amis intimes était d’avis de supprimer un passage que lui-même tenait à conserver, disait-il souvent : « J’en appelle au peuple », et d’après le silence ou l’approbation du public, il suivait son propre sentiment ou celui de son ami. Tant il avait confiance dans la multitude. Avait-il tort ou raison ? peu m’importe. Car moi je n’invite pas la multitude, mais des auditeurs déterminés et choisis, dont je puisse consulter les visages, auxquels je me fie, dont enfin j’observe chacun et redoute l’ensemble. Car ce que Cicéron disait du travail écrit {34} , je le pense de la crainte. C’est la crainte, la crainte seule qui est le plus rigide des censeurs. Cette seule pensée que nous devons lire en public nous corrige ; entrer dans la salle de lecture, nous corrige ; pâlir, trembler, parcourir des yeux l’auditoire, nous corrige. Je ne me repens donc pas de mon habitude, dont l’expérience me prouve l’utilité, et loin d’être intimidé par les bavardages dont vous me parlez, je vous demande même de m’indiquer quelqu’autre moyen nouveau de corriger mes écrits. Car mon souci de perfection n’est jamais satisfait.
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