Lettres
?
Tu sais quoi, frangin ? Maintenant qu’on est en 1925, on va s’aimer beaucoup, hein ? Excuse-moi de répéter autant le mot « aimer », cinq fois de suite, tu vois comme je suis bête. Tu ne voudrais pas qu’on mette au point notre voyage aux United States ? On pourrait partir en décembre prochain, qu’est-ce que tu en penses ? Ça nous laisse le temps de tout régler. Dis-moi le pour et le contre à ton avis, et surtout si tu peux y aller. Parce que, vois-tu, Alex, il faudrait que l’on fasse quelque chose de nos vies, tu ne crois pas ? On ne va quand même pas passer notre temps comme des idiots à Mexico. Pour moi, rien n’est plus beau que de voyager, et il m’est insupportable de penser que je manque de force de volonté pour faire ce que je te dis. Tu pourras objecter que la force de volonté ne suffit pas, qu’on a surtout besoin de la force du fric ; mais en travaillant toute une année on en rassemblera suffisamment ; quant au reste, c’est un jeu d’enfants, tu ne crois pas ? Mais comme, à dire vrai, je ne maîtrise pas toutes ces choses-là, il faudrait que tu me dises quels sont les avantages et les inconvénients et si les gringos sont à ce point méprisables. Comprends bien que dans tout ce que je t’ai écrit jusqu’à this ligne, il y a pas mal de châteaux en Espagne, alors il faut m’ôter mes illusions une bonne fois pour toutes et m’empêcher d’aller voir au-delà du bien et du mal. (Je fais une sacrée andouille, pas vrai ?)
À minuit j’ai pensé à toi, mon Alex. Toi non ? C’est que mon oreille gauche a sifflé. Bon, comme on dit, « nouvelle année, nouvelle vie » : ta petite femme ne sera plus cette canaille à trois francs six sous que tu as connue jusque-là, mais la chose la plus douce et la meilleure qui ait jamais existé, pour que tu la dévores de baisers.
Ta petite qui t’adore,
Friduchita
Réponds-moi et envoie-moi un baiser.
(Très bonne et heureuse année à ta mère et à ta sœur.)
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25 juillet 1925
(…) Quoi de neuf à Mexico ? Qu’est-ce que tu deviens ? Raconte-moi tout ce qui te passe par la tête, vu qu’ici ce ne sont que des pâturages à perte de vue, et des Indiens et encore des Indiens, et des cahutes et encore des cahutes, et pas moyen d’échapper à ça. Crois-moi ou non, j’en ai ma claque, avec un c comme cafard… Quand tu viendras, pour l’amour de Dieu, apporte-moi de quoi lire, parce que je suis de plus en plus inculte. (Excuse-moi d’être aussi fainéante.)
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1 er août 1925
(…) Dans la journée, je travaille à l’usine dont je t’ai parlé, en attendant de trouver mieux. Tu peux imaginer comment je me sens, mais que veux-tu que j’y fasse ? Même si ce travail ne m’intéresse absolument pas, impossible d’en changer pour l’instant. Il faudra bien que je m’y habitue…
Je suis malheureuse à un point… mais, vois-tu, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, alors à quoi bon en parler (…).
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Mardi 13 octobre 1925 (19)
Mon Alex adoré,
Tu sais mieux que personne ma tristesse d’être dans ce sale hôpital, tu peux parfaitement l’imaginer et les autres ont dû te le raconter. Tout le monde me dit de prendre mon mal en patience, mais ils n’ont pas idée de ce que représentent les trois mois au lit qu’on m’a imposés, alors que j’ai passé ma vie à battre le pavé, mais bon, on n’y peut rien. Au moins, je mange pas les pissenlits par la racine. Tu n’es pas d’accord ?
Je te laisse deviner mon angoisse de n’avoir pas su comment tu allais, ni ce jour-là ni le lendemain. Après mon opération, j’ai vu débarquer Salas et Olmedo. Quel plaisir de les voir ! Surtout Olmedo, je t’assure. Je leur ai demandé de tes nouvelles et ils m’ont répondu que c’était douloureux, mais rien de grave. Tu n’imagines pas comme j’ai pleuré, Alex, en pensant à toi, et aussi parce que j’avais mal. Autant que tu le saches : durant les premiers soins, j’avais les mains comme du papier et je transpirais à grosses gouttes tellement ma blessure me faisait mal… Ça m’a transpercé la hanche. Un peu plus et j’étais réduite en miettes pour toute la vie ou bien j’y laissais la peau, mais tout ça c’est du passé : une de mes plaies s’est refermée et le docteur a dit que l’autre en ferait de même bientôt. On a dû t’expliquer ce que j’avais, n’est-ce pas ? Il faut attendre que ma
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