L'Evangile selon Pilate
eux-mêmes rempli les amphores ? Ne m’ont-ils pas attribué l’arrivée heureuse d’un banc de poissons dans le lac de Tibériade ? Je ne pourrais le prouver, mais je le suppose. Comment leur en faire le reproche ? Ils ne sont que des hommes, des hommes d’ici, exaltés, qui m’adorent, qui doivent se défendre de nos adversaires, se justifier auprès de leurs familles. Transportés par leur passion, ils veulent convaincre, et lorsqu’on veut convaincre, la bonne foi et l’imposture se marient bien. Certains de ma vérité, ils se risquent à de petits mensonges : pourquoi ne pas employer les mauvais arguments quand les bons ne réussissent pas ? Peu importe que ce prodige soit réel et que cet autre ne le soit pas ! Les coupables, ce sont les crédules, ceux qui veulent être trompés.
Notre vie avait changé. Quand nous n’étions pas poursuivis par des malheureux en quête de miracle, nous étions persécutés par les pharisiens, les prêtres et les docteurs de la Loi qui estimaient que je disposais désormais de trop d’oreilles pour m’écouter. Le clergé ne supportait pas ma manière de descendre au fond de moi pour y trouver mon Père, et d’en revenir avec un inépuisable amour ; se limitant aux lois écrites, il relevait mes ruptures avec le respect formel des usages : je guérissais le jour du Sabbat, je mangeais le jour du Sabbat, je travaillais le jour du Sabbat. Quelle importance ? Le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat. J’avais beau me justifier, le résultat était là : alors que je ne parlais que d’amour, je comptais désormais des milliers d’ennemis.
— Comment oses-tu parler au nom de Dieu ?
Une idée neuve passe d’abord pour une idée fausse. Les pharisiens refusaient de me comprendre. Ils m’accusaient de prétention.
— Mais comment oses-tu parler au nom de Dieu ?
— Parce que Dieu est en moi.
— Blasphème ! Dieu vit séparé de nous, Dieu est un et inatteignable. Des abîmes te coupent de Dieu.
— Je vous assure que non. Il me suffit de plonger en moi-même, c’est comme un puits, et…
— Blasphème !
Ils m’épiaient, me harcelaient, meute attachée à mes sandales qui m’aboyait dessus pour me ramener à la lettre de la Torah. Moi, je ne tenais ni à les choquer ni à les affronter, mais j’étais incapable de taire ma vérité.
Lors d’un voyage à Jérusalem, pour la Pâque, ils me tendirent un guet-apens.
— Traînée ! Salope ! Fille de rien !
Ils m’amenèrent une femme adultère, la tirant, demi-nue, à bout de bras, sans s’occuper de sa peur, de ses larmes, de sa honte, comme on apporte une enclume à un lutteur de foire pour savoir s’il pourra la soulever.
J’étais piégé. La loi d’Israël l’ordonne : on doit lapider les épouses coupables de trahison. Les pharisiens et docteurs de la Loi avaient pris la jeune femme en faute, avaient laissé s’échapper le mâle à toutes jambes, et venaient la massacrer à coups de pierres devant moi. Ils savaient que je ne le supporterais pas et, bien plus important que le flagrant délit d’adultère dont ils se moquaient éperdument, ils voulaient me surprendre, moi, en flagrant délit de blasphème.
La victime, belle, tremblante, émouvante, dégrafée, décoiffée, se tenait, presque morte de peur, entre nous.
Je m’accroupis et me mis à dessiner des formes dans le sable. Cette bizarrerie les désarçonna quelques instants et me donna le temps de réfléchir. Puis la horde se remit à hurler.
— On va la tuer ! On va la lapider ! Tu entends, le Nazaréen ? On va l’achever devant toi !
Curieuse scène : c’était moi, et non elle, qu’ils menaçaient. Ils me menaçaient de sa mort.
Je continuai à griffonner. Qu’ils bavent leur haine, qu’ils s’en soulagent : ce serait toujours ça de moins à combattre. Puis, quand ils crurent avoir compris que je n’interviendrais pas, je me relevai et leur proposai paisiblement :
— Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.
Nous étions dans l’enceinte du Temple.
Je les fixai tous, un à un, sans amour, avec au contraire une violence qui dut les inquiéter. Mes yeux disaient :
— Toi, tu n’as jamais péché ? Je t’ai vu la semaine dernière dans une auberge ! Et toi, comment oses-tu jouer les purs alors que je t’ai surpris à toucher les seins d’une porteuse d’eau ! Et toi, tu crois que je ne sais pas ce que
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