L'Evangile selon Pilate
chasseur, moi la proie, et je reculais dans la pénombre pour me protéger de son insupportable bonté.
— Vous êtes fous ! Fous ! Caïphe a raison : il faut vous empêcher de parler ! Il faut vous exécuter, tous !
— Tu ne veux pas que je t’aime ?
— Non, je ne veux pas de ton amour. Je préfère choisir qui m’en donne. Et à qui j’en donne. Domaine réservé.
— Tu as raison, Pilate. Que deviendrions-nous si nous nous aimions tous ? Penses-y, Pilate, que deviendrions-nous dans un monde d’amour ? Que deviendrait Pilate, préfet de Rome, qui doit sa place à la conquête, à la haine et au mépris des autres ? Que deviendrait Caïphe, le grand prêtre du Temple, qui t’achète sa charge à force de cadeaux et assoit son autorité sur la crainte qu’il inspire ? Y aurait-il encore des Juifs, des Grecs, des Romains dans un monde inspiré par l’amour ? Encore des puissants et des faibles, des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves ? Tu as raison, Pilate, d’avoir si peur : l’amour serait la destruction de ton monde. Tu ne verrais le Royaume de l’amour que sur les cendres du tien.
Puis-je te l’avouer, mon cher frère ? Devant tant de folie, je m’enfuis.
Je quittai le fort Antonia pour rejoindre notre palais, grimpai quatre à quatre les escaliers qui mènent à notre chambre et là, comme un nomade trouve le puits, je me jetai dans le lit où dormait Claudia.
Elle reposait sur le flanc et je me plaquai contre elle, la caressant pour qu’elle se réveille. Elle sourit en m’apercevant. Elle cria presque de joie.
— Pilate, je voulais te dire…
Je mis ma bouche en guise de bâillon. Je débordai de tendresse et aussi d’une sorte de joie sauvage, une envie d’étreindre, de caresser, de pénétrer le corps de ma femme. Nous avons roulé dans le lit. Elle voulut encore parler, mais ma bouche l’empêchait. Enfin, elle se rendit, nous nous sommes emboîtés et nous avons fait longuement, furieusement, l’amour.
Quand le plaisir nous sépara, nous glissâmes chacun de notre côté puis Claudia se leva et vint s’asseoir devant moi.
— Pilate, j’ai quelque chose à te dire de très important.
— Que tu m’aimes, Claudia ?
— Ça, je viens de te le dire.
Nous nous embrassâmes encore.
— Pilate, j’ai autre chose à te dire, d’incroyable, de bouleversant, de…
Elle se tut. Je l’encourageai d’un baiser dans le cou.
— Eh bien ?
— J’ai vu Yéchoua cette nuit. Il m’est apparu. Il est ressuscité.
De Pilate à son cher Titus
Comment ai-je fini ma lettre d’hier ?
Je ne sais plus.
Je pense avec difficulté.
Les faits se dérobent à toute logique, s’emballent, galopent, prennent des pistes inconnues, filent dans le désert. Claudia m’assure qu’il faut les suivre, les faits, et reconstruire sa pensée à partir d’eux. J’en suis incapable. Je ne peux pas abandonner le bon sens, rivé à une alternative qui exige que l’on soit ou bien mort ou bien vivant, mais pas les deux. Ces derniers jours, comme tu l’as lu, j’ai multiplié les astuces de raisonnement pour garder ma confiance… dans le raisonnement. Chaque fois, j’ai été démenti. Chaque fois, j’ai été giflé par la réalité, une réalité têtue, absurde, impensable, inacceptable, effrayante, ahurissante.
Non seulement Claudia a revu Yéchoua pendant que je tenais son sosie enfermé dans une cellule du fort Antonia, mais, cette même nuit, Yéchoua s’est aussi montré à sa mère, puis à Chouza, l’intendant d’Hérode. À chacun, il annonçait « la Bonne Nouvelle ».
Je ne comprends pas ce qu’est cette bonne nouvelle. J’ai d’abord estimé que c’était sa propre résurrection car ce doit être agréable de revenir d’entre les morts mais Claudia m’assure qu’il ne peut s’agir d’une pensée aussi égoïste et personnelle. Selon elle, Yéchoua n’a pas vécu pour lui, il n’est pas mort pour lui, il ne revient pas non plus pour lui.
Elle en est d’autant plus certaine qu’il a choisi de se montrer à elle, une Romaine. Or, malgré cette élection, elle s’estime encore incapable de bien saisir l’enjeu et demeure persuadée qu’il va envoyer d’autres signes…
Imagine ma situation… Je peux mettre tous les témoignages en doute sauf un, celui de Claudia Procula. En apparaissant à mon épouse, Yéchoua, je le soupçonne, a décidé de m’atteindre. Il veut me convaincre. Mais de
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